Mes paroles, simples comme un mugissement
Il y a quelques mois je retournais au musée Zadkine dans un rituel maintenant bien établi. Je retournais au Musée Zadkine, minuscule musée au fonds suffisamment riche pour offrir sans cesse matière à fasciner. J’y retournais guidée par une force étrange, mue par le souvenir d’une forme d’énergie sacrée qu’éveillent ses sculptures de bustes creusés dans une torpeur énigmatique – paire d’yeux comme des lèvres écartées, surface bouillante assagie par une main ferme, arrondi rugueux. Parfois recroquevillé dans une posture étonnante, un corps à la force tellurique s’enfonce dans une pierre avec une telle sensualité qu’il est difficile de se souvenir qui de la pierre ou de l’homme a engendré l’autre. Depuis une estrade, une panthère en terre cuite d’une nonchalance terrifiante – chez Zadkine, curieusement, bondissent à la surface de ma mémoire systématiquement les rares fois où j’ai échappé grâce à mon instinct à une situation qui me mettait en danger (les espaces déserts n’existent malheureusement que dans les livres).
La dernière fois, dans une alcôve couleur pétrole, j’ai rejoint un visage lissé d’une main remplie d’amour, soyeux comme une robe fraichement repassée. Je me souviens également de matériaux recroquevillés dans une étreinte exaspérée. L’essentiel finalement ici c’est de retourner sa peau. D’aimanter toutes les fibres de tension à la surface depuis la peau vers la chair, l’essentiel est de confronter ses yeux à une langue étrangère – une langue tournée vers l’intérieur dont le centre se trouve dans un ventre situé à des millénaires d’ici. Se frotter contre la lime du temps et de ses secousses quand le corps était alors soumis aux puissances instinctives, quand le corps côtoyait l’irrationnel. L’important ici est de se plonger dans cette proximité aiguë qui existe entre l’œuvre éprouvée et l’œuvre exécutée, retourner à un état mental où les obsessions dominent, où l’esthétique devient une arme de reconnaissance sensible. La magie des visages sans expression aux yeux forés ; l’effet de la matière brute ; la polychromie primitive : l’animal en nous se révèle esthète. Peut-être même svelte et débarrassé de ses pulsions civilisatrices qui l’éloignent de sa force fondamentale.
Cette impulsion, cette sensation de m’engouffrer à chaque fois dans une forêt de mains et d’histoires sans aucune explication, je la dois à Zadkine. Plusieurs fois, je suis ressortie en imaginant d’un trait une nouvelle qui disait quelque chose d’une situation difficile d’où je suis sortie grâce à mon ouïe, à mon flair. Transiter par ici, c’est s’emparer d’une symbolique qui vient de là-bas, appartient à n’importe qui veut bien se laisser travailler par une héritage enterré par nos pulsions civilisatrices – encore plus injonctives quand le monde déraille, encore plus fausses quand le monde est cruel mais embaumé de tant de références douçâtres. Transiter par ici c’est faire l’expérience d’une universalité débridée tout en plongeant dans son propre monde intérieur. Le même sentiment me vient quand je me confronte à Modigliani (ces deux-là ont été plus que de simples amis)– une exposition actuellement au musée de l’Orangerie. Se frotter à ces artistes revient à s’enivrer du regard énigmatique et sensuel de bustes sans code vestimentaire ni posture ni élément extérieur qui situerait dans le temps la conception, l’appartenance, sans a priori sur ce qu’est la beauté. Se confronter au seul geste de la main, au seul bond de l’animal, voire à l’instinct de survie – ces forces qui nous dominent.
Depuis la rue d’Assas, l’accès au musée se fait par une brèche discrète. On entre dans une impasse qui s’élargit, à notre droite, une lumière fraiche dans mon souvenir éclaire le trajet. Au fond une porte qui n’est pas la bonne porte. Puis à droite juste après l’élargissement de l’impasse en une courette, l’entrée avec son incise tout de suite à gauche sous la verrière alors que le regard plonge devant soi dans le petit jardin qui a sa propre vie intérieure, toujours regardé de biais, jamais frontalement, toujours fermé sur lui-même, depuis chaque angle de la maison qui l’enclot. Un jardin magique, ordonné de loin, mais plein de chemins mystérieux et de corps qui agitent le feuillage.
Nous voici entrés par la petite porte.
« Le chemin était maintenant un tunnel noir où s’étendait, comme une revêtement, l’éclat impalpable et mortuaire du sable. » Faulkner
Le comptoir peu encombré par un bruit de caisse. Puis rapidement, on est au milieu de la forêt de bustes, le parquet grince – un peu trop parfois –, l’échappée de lumière à droite, le bois omniprésent, des visages, une matière opaque, lumineuse, des visages inhumains, ici et là des éclats, dorure ou fer tranchant. Un visage noble fabriqué sous une éclaircie soudaine. La volonté de deux mains qui accordent l’inaccordable. Une toile de couleurs vives ici rajoutée parfois enflamme l’horizon et les yeux violemment extraits de leur rêverie intérieure s’échappent vers le jardin clos.
Les faces changeantes des visages sous la lumière, l’ombre d’une arcade sourcilière, les membres d’un corps allongés dans l’attente, la courbure d’un cou palpitant comme une vie qui s’éteint contribuent à dilater temps et espace. Les bustes sont d’une modernité saisissante, ne symbolisant aucune posture comme ces verrues sur papier glacé qui pullulent dans la ville. Autant de possibilités d’être, débarrassé de l’armure civilisatrice, autant de visages à l’expression totémique, révélant une vie intérieure partagée depuis des millénaires, exhumant des facultés hégémoniques, remettant une part d’irrationnalité dans la paume, là au chaud devant vous – ce qui se laisse deviner davantage qu’il n’existe.
Au dernier séjour, j’ai quitté la grisaille de l’hiver, statues sous la brume du jardin du Luxembourg pour m’immerger à l’entrée dans un minuscule espace, une alcôve couleur pétrole où l’or d’une eau ensoleillée et la rudesse d’une terre sèche se répondaient. Je suis restée subjuguée devant ce couple d’où semblait irradier l’histoire de l’humanité. A chaque séjour, il y a comme une révélation, une vérité enfouie, sapide, dont le goût précède la forme. Et je m’étonne que l’art sans visage vibre au cœur du monde. Ici, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. C’est toujours mue par cette dynamique, à la recherche d’une forme de santé mentale que je visite ce musée, telle une croyante se rend dans un temple prier les Dieux de lui rendre une vue intérieure, une parcelle de terre où puissance et impuissance se jaugent l’une l’autre à l’aune d’un monde irrationnel – ces mains civilisatrices qui génèrent autant de progrès que de barbarie. Un retour vers l’espace ouvert des sensations primitives, matière organique devenue transparente dans un monde qui surimprime au progrès la nostalgie d’un passé – pourtant pas avare en barbarie.
Je veux croire que nous avons tous un lieu comme ça qui enfonce la vue.
« De mes doigts je n’ai qu’à toucher vos têtes
Et il vous poussera
des lèvres
faites pour d’énormes baisers
et une langue
que tous les peuples comprendront »
Vladimir Maïakovski
En réalité, l’écrivain oublie souvent que sa tâche est surtout de favoriser un travail d’association. Ecrire, c’est associer. C’est une chose que d’associer en lisant des œuvres de plus en plus complexes, une autre de prétendre s’emparer du feu prométhéen, encore une autre d’ourler l’invisible de visible. Se promener dans les allées de Zadkine, c’est en quelque sorte se déprendre de la déclaration des droits communs de l’écrivain. Confronter lucidité et obscurité en exhumant cette part de mystère ancestral ou juste moyenâgeux. Rasseoir le désir dans cet équilibre instable entre pleine lumière et ombre pleine.
« Me voici installé à la fenêtre ; je regarde les passants
Et je me regarde dans leurs yeux.
J’ai l’impression d’être
Une photo silencieuse dans son vieux cadre,
accrochée à l’extérieur de la maison, sur le mur
d’ouest,
moi et ma fenêtre. »
Yannis Ritsos
Note :
Titre : “Mes paroles, simples comme un mugissement”, Maïakovski, extrait du recueil “Poèmes 1913-1917”, traduction Claude Frioux.
Yannis Ritsos : extrait de “La fenêtre”, traduction Gérard Pierrat.
Faulkner : extrait de “Sanctuaire”, traduction R.N Raimbault et Henri Delgove.
Photo en illustration : photo prise au Musée de l’Orangerie en 2022.
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