Il y a au pied de la montagne cette avalanche de sapins dans mon souvenir. C’est une année sans neige en Forêt Noire. Le sujet est toujours la mémoire, et quoi déposer au seuil d’une vie où rien ne se répète comme prévu. Vus d’en-haut, les gens autour du plateau du lac ressemblaient à des têtes d’épingle plantées sur un kit de broderie. J’y ai pensé une fois dans le magasin pour touristes au pied de la montagne : à cette immensité réduite en kit avec un tracé produit à la chaîne, un dessin guidé et des fils de couleurs avec lesquels toutes les mains brodent exactement le même dessin.
Depuis là-haut, la route au loin perce dans les virages que le relief impose. Le téléphérique assoit ici sa présence à laquelle nous sommes tous habitués depuis que partout les câbles de la planètes acheminent sans effort. Les câbles sous l’eau eux se déploient, se ramifient en une carte absolument étonnante qui installe aussi sa géographie dans notre esprit, rameutant une foule d’images reliées par d’autres correspondances à notre insu. Les images traversent les continents en moins de temps qu’il nous en faut pour nous habituer à une idée. Cette année sans neige à laquelle je ne m’habitue pas pendant que tant de récits et de tableaux qui magnifient les manteaux blancs continuent à m’obséder. Anna de Noailles certainement est responsable de cette indéfectible croyance en le froid qui craque dans un silence blanc et givré mais d’une douceur incommensurable. Si peu de récits pour l’instant sur l’explosion des fourmis de l’info, sur le bruit de tanière, les creusements dans nos esprits, les images qui se déposent l’une sur l’autre et rejettent progressivement tout ce que les Publicis & Co ont vaillamment construit après cette frénésie de la consommation à tout va, où le besoin créé allait souvent à l’encontre d’une conscience vive.
« On s’aère l’esprit », avait-on décidé ce matin-là.
Loin des soucis, j’avais acquiescé : c’est ça, la vie moderne. Des vacances, un temps long pour s’aérer l’esprit. Se décharger des problèmes d’où qu’ils viennent. Et pourtant, cette idée persistante que si nous avions grimpé cette montagne à pieds, suivi les sentiers escarpés, cueilli des pissenlits, elle aurait vu. J’aurais vu. Nous aurions vu. La vue en bas et la vue en haut ne sont pas les mêmes. En bas, avec l’effort, on voit la falaise qui s’élève, on voit les arbres au pied attaché, on compte le temps et sa germination, les fougères, le gui, les framboises que l’on cueille et les ronces qui griffent même quand on les évite. On voit le peu d’espace d’un arbre à l’autre, toujours droit entre ciel et terre. On imagine même le trajet de la pomme de pin qui tombe, les éclats qu’elle éparpille. On pense à la suite de Fibonacci. On sait que la suite s’enroule autour de la pomme de pin et on se dit que la nature a tout prévu. Elle a prévu. Un retour aux sciences quand le monde s’affole. Elle imagine alors la suite. Les médias ne pourront plus se permettre de traiter le sujet qu’ils désirent traiter. Selon l’orientation idéologique. Selon l’audimat. Il y aura un pourcentage. X morts impliquent Y temps imparti. L’IA s’en mêlera : les infos les plus courantes seront traitées par des algorithmes. Quel intérêt de les reprendre chacun avec son détournement de langage si c’est pour composer des Haikus qui disent tout sauf « L’état d’Israël déplace des populations dans un espace tout petit, la moindre bombe efface un bon pourcentage de la population. Le reste sera éliminé par la famine. Et s’il y en a qui tentent de se jeter sur des colis propulsés par un avion, on les abattra. » Après tout, de la hauteur de vue est permise quand on est en haut de la montagne. Mais quelle montagne escalader pour comprendre ceux qui ont vécu la Shoah ? Quelle misère leurs descendants continuent à charrier dans leurs croyances et obsessions aveugles ? Comment oser écrire partout que la littérature est une histoire de mémoire, que la mémoire vit, que la mémoire façonne ?
Les mémoires se font la guerre ? C’est bien l’impression que l’on a quand on voit les livres en tête de vente aujourd’hui. La voix unique semble mener la danse. On peut créer autant de mots que l’on veut, cloisonner autant de récits que l’on veut, selon autant de points de vue que l’on veut, « terrorisme », « défense », « réponse », « colon ». On ne réduira jamais ce gouffre entre le discours et la réalité dans un monde où les points de vue sont aujourd’hui aussi nombreux que les humains, et l’image d’un extrême à l’autre fabrique une histoire qui se déplace aussi vite que l’éclair.
L’histoire est mémoire. L’histoire porte la mémoire. Même en étouffant tous les artistes palestiniens, même en détruisant toutes les universités palestiniennes, l’histoire circule, les images se propagent et vivent plus longtemps qu’un feu. La voix des plus anciens élimine tout récit qui ne parle pas de la tragédie vécue. Dans chaque bouche aphone, les corps réduits à un tas d’os continuent à dérouler leurs fils. Avant l’histoire restait cloitrée dans la terre des opprimés. L’histoire survit aujourd’hui dans tous les coins de la terre quoique l’on fasse. L’histoire nous dit chaque jour que plus la limite est franchie, plus la suite sera terrible. Les bébés tués, les femmes massacrées. Les enfants affamés, leurs visages faméliques, les membres amputés. La tragédie du 7 octobre et le terrible massacre d’innocents, de gens qui sont loin d’être des colons agressifs, ne pourront atténuer l’effet produit par toutes ces images, le terme « défense » sonne de plus en plus faux à mesure que les images circulent et que tout ce qui a été étouffé avec le 7 octobre apparaît au grand jour. Toute cette rage d’éliminer sans limite. Des innocents aussi. Les descendants de la Shoah le savent bien. Une mémoire ne s’éteint pas. Une mémoire même quand le récit n’est pas raconté reste dans les gestes mêmes de qui enfante. Une histoire non racontée est un désastre dont on ne peut échapper. Et la mémoire des nombreuses histoires tues que nos dirigeants actuels fabriquent pour nos enfants est absolument terrifiante. Je ne suis pas sûre que je ne tremblerai pas chaque fois que nos enfants mettrons le nez dehors. Cette responsabilité, je veux bien en porter ma part, je veux bien écrire des récits pour convaincre les plus bileux de réfléchir, écarter les chantres de la douceur, leur égoïsme forcené et leur désir qui se regarde, ce désir de soi presque obscène dans les pays sans guerre exportateurs d’armes et munitions. Refuser à l’autre le désir d’exister, ignorer sa part de responsabilité dans une jouissance sans partage est aujourd’hui criminel tant le désir et son image désirante parcourent la planète à une vitesse bombesque.
Je veux bien regrouper dans le sac prévu à cet effet les extrémistes, même ceux qui trompent la classification avec des détails pour nous distraire, même ceux qui se braquent sur Le Pen qui disons-le est presque mort tant il est superbement supplanté ces jours-ci. On tue par d’autres moyens, des moyens sournois. Des moyens courtois. La com. qui enfume a pris le relais. La dernière vidéo d’Emmanuel Macron qui largue des caisses de vivres alors que des armes sont toujours livrées par l’occident restera dans l’histoire. Le capitalisme prêt à tout. Le capitalisme prêt à lancer des cacahouètes depuis le ciel et à mettre en scène sa prouesse. L’image la plus violente de ces derniers jours tant elle symbolise des années de capitalisme triomphant.
Puisque la laïcité est notre créneau, notre arme contre l’obscurantisme, puisque ce principe est celui qui nous porte, il ne va pas falloir laisser les religieux se mêler de cette affaire. Dès que la religion s’en mêle, les fanatiques se drapent d’un linceul de grâce chimérique, d’une poudre de perlimpinpin, d’une quantité de symboles bien installés dans l’imaginaire de chacun depuis des siècles, et convainquent les plus naïfs qui dorment sur leurs deux oreilles que tout est sous contrôle. Jusqu’à ce que…
J’espère que je me trompe.
Au siècle dernier Virginia Woolf écrivait « In or about december 1910, human character changed. » Evidemment, même si c’est dans un essai sur la fiction que cette phrase figure, qui connaît Woolf, sait que les révolutions sont des prises de conscience qui embrassent l’humanité et s’assemblent en un point névralgique où soudain l’esprit s’embrase. Sous les mots adéquats, sous le courant de conscience qui soulève les zones de l’esprit remuées par ce que les yeux voient, ce que l’oreille capture, ce que la main de l’homme récolte depuis la terre, les rues, les murs, le ciel et ses innombrables nouveaux occupants – les colis qui se déversent dans une prison à ciel ouvert –, les hommes au pouvoir et leur étonnante suffisance et manque de compassion pour autrui. Le 7 octobre, malgré toutes les tentatives d’en faire le point de départ d’une histoire de juifs massacrés, restera surtout, une histoire de colonisation mise au grand jour, un reste de décisions d’après-guerre prises par des états colonisateurs puis encapsulée derrière une histoire de survivants de la Shoah dont le traumatisme est encore présent dans tous les témoignages et monuments et évènements élevés à la mémoire de ce désastre humanitaire. Et aussi une histoire de décisions de l’ONU librement et effrontément défiées, reniées. Encore et encore. Le sentiment d’impunité ne naît pas de rien. Il se construit chaque jour un peu plus. Par manque de vigilance, par slogans et textes interposés, il se maintient et grossit jusqu’à ce que.
Aujourd’hui aussi, des changements sans précédents ont lieu dans nos comportements. Même si le pouvoir en place feint de l’ignorer ou de faire passer les réseaux sociaux pour des perturbateurs de la démocratie, beaucoup d’images désastreuses pour l’image de notre démocratie circulent. La guerre circule depuis le regard des opprimés dont les représentants instruits, ceux qui sont capables de fonder une société qui combat l’obscurantisme, est malheureusement reconduite dans un futur hypothétique. Ils ont perdu une grande part de leurs universités, réduites à un tas de poussière.
Et ça c’est un immense malheur.
J’en veux à ceux qui aident les islamistes à prospérer pendant que les juifs extrémistes et catholiques soit disant laïcs mènent des croisades intellectuelles aveugles. J’en veux à ceux qui se déclarent laïcs et nous construisent une guerre de civilisation où leur seul désir et plaisir sont les maîtres mots. La laïcité sans le savoir, méthodiquement détruit au profit du profit financier, ne peut que conduire à une guerre de civilisation.
J’en veux à ceux qui ont détruit ces universités.
J’en veux aux journaux dont Le Figaro capable d’écrire un article où est mentionnée l'histoire de l'algèbre en remontant à 2000 av J.-C. sans nommer l'auteur de Kitâb al-jabr, Al-Khwarizmi, dans une phrase serpentine – le tout en affichant les poncifs rébarbatifs d’un poudré qui ne pense qu’à son propre plaisir dans la rubrique littérature.
C’est ça le grand remplacement : le désir de soi, le désir hédoniste, le désir exprimé à outrance jusqu’à ce que le désir le plus élémentaire, le désir de vivre, soit renié à d’autres.
Et croyez bien que ça ne vient ni d’une bêcheuse, ni d’une coincée. Ça vient d’une fille qui quand elle était adolescente rédigeait sa correspondance amoureuse pendant les cours d’éducation religieuse obligatoires au lycée tout en distribuant des caramels cachés dans le casier.
Note :
Photo en illustration : Photo prise à la NY Public Library en 2022. Edition originale de Voltaire publiée clandestinement en Suisse, et une lettre de Woolf à D. Garnett. À propos de T.S. Éliot " It has great beauty & force of phrase, symmetry & tensity".
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Vu qu'hier cinq Palestiniens avaient été tués par un "colis" bombardé du ciel à Gaza. Une image qui renvoie à la vidéo qu'a diffusée notre bien-aimé Président, pilote militaire par procuration et grand maître des cérémonies "mémorielles" jusqu'à plus soif.
Votre beau texte met en lumièfre les paradoxes, les inconséquences et la schizophrénie de la politique israélienne de Netanayahou (comme si la Shoah était le dernier rempart excusant tout acte monstrueux).
La montagne, même sans neige (mais le téléphérique est son survol magique) demeure encore cet attrait mystérieux que décrivit un jour Charles-Ferdinand Ramuz. Elle nous permet de prendre de la distance par rapport au chaos du monde.
D.H.