J’appartiens à un pays vertigineux
Il est difficile de savoir si un texte est bien traduit selon les critères de l’époque ou selon sa propre vision de l’acte de traduction sans une connaissance approfondie de l’œuvre de l’auteur et de sa langue. Parfois d’ailleurs la question ne se pose même pas tant le traducteur a endossé mieux que tout autre écrivain le rôle d’un auteur dont les valeurs esthétiques répondent aux interrogations de l’époque. Et là je pense à Sophie Benech ou à Maurice-Edgar Coindreau, ou encore Baudelaire dans une période plus lointaine. Mais un écrivain habitué à parcourir des textes traduits développe une aptitude à évaluer l’adhérence du texte aux idées que véhicule le texte, à soupeser la consistance des motifs, à apprécier l’esthétique déployée. Ou exprimé différemment, le lecteur-auteur fait suffisamment d’aller-retour entre l’idée à exprimer et l’idée écrite pour percevoir dans un mouvement global la complexité de la traduction, le type de lecteur que le texte exige, la richesse de la floraison des idées le long du fil linéaire de lecture ou en piochant au hasard des passages. Tout écrivain est un traducteur. L’acte de traduire ses idées, à travers la grammaire de ses lectures, à travers son interprétation et sa propre faculté à retenir et projeter tel aspect d’une lecture est aussi un acte de traduction. Et c’est ainsi que relisant La loterie de Babylone de Borges, un de ses textes du recueil Fictions, je me suis interrogée à nouveau comme à chaque fois que je lis un texte traduit : est-ce que Borges est bien traduit ?
Et là, la magie de Google m’a apporté une information de taille. L’épouse de Borges qui s’est occupée de la diffusion de l’œuvre, a fondé en 1988 la fondation Jorge Luis Borges. Puis elle a quitté cette terre sans laisser d’indications sur son testament. Comme par magie, la réponse s’est offerte à moi. J’aime assez l’idée que le nouveau libraire, le libraire contemporain, celui qui finalement nous indique un chemin de réflexion, celui qui brandit un livre ou l’interprétation d’un texte, est commandé par un algorithme plus global que l’algorithme du coin de la rue. Une sorte de bibliothèque de Babel commandée par des hommes aux intérêts divers qui choisissent, des algorithmes qui dirigent, des influenceurs qui influencent, des yeux qui parcourent, des cerveaux qui bloquent – les articles en tête, des médias qui hurlent. Et des mains qui écrivent – mon Moleskine bleu toujours à portée de doigts. Une énorme bibliothèque de Babel s’offre à nous aujourd’hui pour avancer dans notre lecture-pérégrination du monde, comme autant de possibilités avec ses labyrinthes, et aussi autant de raisons de nous questionner sur la perspicacité de nos choix de lectures, de notre choix d’interprétation.
Interpréter un texte avec ou sans testament, telle est devenue soudain la seule question qui s’imposait. Choisir une traduction. Choisir une interprétation. Construire un fil de lecture.
Notre monde contemporain se confronte à cette réalité. Comment faire Un, Un corps social qui s’articule dans une logique démocratique, dans une logique qui me permet de me construire une identité, quand autant de textes et d’interprétations possibles se confrontent tous les jours sur les RS. Et son corollaire : comment les médias en ligne, traditionnels ou blogs survivent à cette réalité. Quelques-uns en forçant le trait pour rallier les voix extrêmes dans la logique de l’ancien monde droite-gauche. D’autres avec une voix plus nuancée mais rendue totalement inaudible par les extrêmes qui hurlent.
Il y a certainement un sujet qui me travaille, j’en parlais déjà dans L’enfance de Parker, c’est l’incertitude. Et la prise de risque liée à l’incertitude constante est une question complexe dans le monde très régulé contemporain. La période du Covid a évidemment été propice à cette interrogation.
« J’ai connu ce qu’ignorent les Grecs : l’incertitude »
Lisant La loterie de Babylone d’où est extraite cette phrase, je me suis interrogée sur le chaos qui règne aujourd’hui dans nos rues, et cette question s’est interposée : ne vit-on pas dans un monde où tout est réglementé ? Ne vit-on pas dans une époque où plus on réglemente, plus le chaos s’installe ? Un monde où chaque décision est contestée par un avis contraire. J’ai repensé aux soirées où l’on tapait sur les casseroles à 20h pour encourager nos médecins et infirmiers. A l’époque, j’avais trouvé le geste régulier, trop régulier, trop systématique. Ce geste répété anéantissait chaque jour mon espoir de les voir, ces héros des temps modernes qui risquaient leur vie, de les voir enfin récompensés autrement que par ce son creux. Mais j’avais participé malgré tout au mouvement car l’espoir est de ce monde. La suite des évènements m’a donné sans surprise raison. Ils n’ont pas reçu ce qu’un tel effort aurait exigé pendant que nous retournions nos casseroles pour y verser notre repas à partager autour d’une table. Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est l’enchainement des évènements qui a conduit à l’interdiction du bruit des casseroles… La situation peut paraître amusante, et même absurde, mais elle dit que notre système démocratique traverse une crise très grave, elle dit que le capital symbolique de cette affaire contrecarre nos espoirs.
Voilà comment un bruit de casseroles qui paraissait d’un symbolisme peu convaincant ressurgit soudain comme un symbole puissant à l’heure où nos valeurs démocratiques sont contestées sans arrêt. Imaginons la ville entière remplies de panneaux JCDecaux avec une casserole dessinée… Une casserole peut bouillir tranquillement sur un feu, puis sonner la fin d’un monde et devenir lance-flamme le jour d’après. Tout peut être renversé. Le bruit d’une casserole, accepté par les élus tous les soirs à 20 heures, et deux années plus tard : bruit de casserole interdit. Aucune vérité symbolique n’est définitive et c’est certainement ce qui rend l’action si insupportable pour les élus, stablement élus jusqu’à la prochaine élection... Le pouvoir en place ne supporte pas cette idée et c’est ce que nous raconte entre autres La loterie de Babylone : qu’aucune vérité n’est définitive. Une vérité et son contraire régissent la vie dans la cité. Tout symbole unificateur peut se transformer en un symbole diviseur. Parce que la démocratie est aussi fondée sur un capital symbolique cumulé, tellement porté par la communication, grande gagnante de ces dernières décennies…
« Les scribes prêtent serment d’omettre, d’interpoler, de varier. Le mensonge indirect est également exercé. »
L’incertitude. Quand on songe à ce que certaines professions rapportent à ceux qui les exercent, et la valeur prestigieuse que ces positions véhiculent, on se pose des questions sur le type de démocratie dans laquelle on vit, sur les valeurs morales qui l’accompagnent. Quand on songe aux renvois d’ascenseur entre gens au pouvoir aux yeux de tous sans aucune retenue, et je ne pense pas que des exemples précis soient indispensables, on se pose des questions sur la valeur du mot hasard. Laissons notre esprit vagabonder un instant. La concentration du pouvoir aussi bien dans la répartition des biens que celle des idées est bien à l’œuvre. Notre monde qui devrait tourner dans un chaos maitrisable avec des élus un jour, non élus l’autre, un sens éthique un jour, son contraire un autre (la libération sexuelle de 68), tourne dans un chaos où seules des bombes répondent aux bombes. Une guerre de la vérité sur les valeurs morales et démocratiques a lieu dans nos rues et sur les RS. Il n’y a plus de hasard dans les trajectoires des uns et des autres, mais des valeurs à chaque fois déterminées par les plus agiles. Personne ne peut fournir un effort digne d’être récompensé sans attirer d’abord l’attention. Toute nos valeurs sont basées sur l’économie de l’attention. Autant dire que les valeurs les plus utiles, les plus laborieuses, celles qui sont véhiculées dans l’ombre pendant une pandémie ne peuvent jamais attirer l’attention. Il suffit de regarder aujourd’hui les plaquettes d’écrivains de certaines maisons d’édition pour être absolument étonné par le capital beauté des élus. La beauté non hollywoodienne de Borges est absolument introuvable. On a bien là une stratégie commerciale basée sur le charme et la sympathie qu’un écrivain peut générer. Les inédits de Céline, oui. Mais n’imaginez pas qu’un Céline contemporain puisse figurer dans l’un des catalogues en tête des ventes.
Lire Borges, c’est tourner autour d’une vérité qui change indéfiniment de camp. « Les scribes prêtent serment d’omettre, d’interpoler, de varier. Le mensonge indirect est également exercé. » Cahuzac, Fillon, Claude Géant, Balkany, Thomas Thévenoud sont les parties visibles de l’iceberg du camp des élus peu sanctionnés. Dans cette partie, pas un n’a vraiment fait de la prison.
« Nul n’ignore que le peuple de Babylone est très féru de logique, et même de symétrie. Il lui sembla incohérent que les chances favorables fussent comptées en rondes monnaies et les autres en jours et nuits de prison. »
On pourrait s’en étonner moralement. Les lois de notre pays ont pourtant été appliquées. Le peuple babylonien a de quoi rugir. Les dés du destin touchent au hasard les mêmes. Les Pauvres, les Infirmiers, les Médecins, les Ouvriers. Et les Arabes, d’après Bruno Le Maire : un Arabe qui mange des patates tous les jours et envoie une part de son aide sociale à l’étranger, c’est mal. Mais les Cahuzac, Fillon, Claude Géant, Balkany, Thomas Thévenoud, et tous les autres gros larcins derrière qui ne l’oublions pas, s’additionnent en se tenant la main dans une gigantesque chaine d’intérêts partagés toute une partie de la population, n’ont jamais, absolument jamais, fait de prison. Quand on sait qu’un simple citoyen attrapé la main dans le sac dans un supermarché (et il suffit de voir l’augmentation du nombre des vigiles depuis quelques jours pour comprendre l’ampleur du phénomène depuis que l’inflation sévit) lui, fait de la prison, le citoyen a de quoi s’arracher les cheveux…
Au Français lettré, on tend une Annie Ernaux qui lutte pour sa race. A l’Arabe, on tend la possibilité de servir de chair à canon. Il faut bien qu’une partie de la population serve de bouc émissaire.
« La compagnie, avec sa discrétion habituelle, dédaigna d’y répondre directement. »
On pourrait pourtant au hasard de notre trajet démocratique qui s’annonce houleux désigner comme bouc émissaire des couples de boucs. Par exemple, un Arabe-Fillon, un Arabe-Cahuzac, un Arabe-Claude Géant, etc. Simple suggestion borgésienne. Et ensuite leur faire partager une cellule en prison pour démontrer qu’un logement doit être construit dans une logique de mixité pour être efficace. Jeu de hasard pur ? Même pas. Simple logique combinatoire pour redonner au peuple le goût du hasard, lui laisser entrevoir lui qui sans cesse navigue dans les RS que le croisement des trajectoires n’est pas virtuel, que le hasard de la vie peut nous faire rencontrer des gens estimables par le SSH (Système Sans Hasard) même après un simple larcin condamnable d’une peine de prison par les autres. Les lois de l’incertitude sous un œil neuf, positif. On ne peut que constater aujourd’hui cette réalité : l’incapacité de nos institutions à traduire les changements en cours qui incluent évidemment l’accès à l’information dans un monde où la sauvegarde des intérêts personnels est omniprésente, les ambitions mesquines affirmées sans vergogne et soutenues par une campagne promotionnelle fournie par nos services publics, radio et télé ne faisant pas exception.
« J’appartiens à un pays vertigineux ou la loterie est une part essentielle du réel. »
Et le hasard, dans son immense mansuétude, jeta à nouveaux ses dès dans le monde nouveau.
Rita des Roziers
Note :
Traduction de Borges par Ibarra
Photo en illustration : bibliothèque du Sénat
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