Vertige des chutes avec l'artiste new-yorkais Norman B. Colp
En 1997, un des nombreux couloirs qui aboutit aux lignes de métros de Times Square a vu son rythme chorégraphique secoué par une œuvre de l’artiste conceptuel Norman B. Colp. Dans une progression implacable, son poème d’une vérité sombre sème ses vers comme de minuscules pics de glace depuis des plaques en hauteur de la taille d’une matricule de prisonnier ou plaque d’immatriculation. Un à un les vers tombent sur la tête du banlieusard fraîchement réveillé et se plantent dans son humeur tout juste démoulée de l’oreiller.
Le poème se lit par bribes avant d’aboutir à une photo de lit défait à mesure qu’on avance dans le couloir, laissant à chaque pas le temps de ruminer posément, de remâcher, avant de tout régurgiter ou de sombrer dans une dépression profonde.
Inspiré de la publicité d’une emblématique crème à raser, il devait être temporairement accroché, a même une fois été modifié par des étudiants pour lui donner une teinte plus optimiste. Plus d’une fois il a heurté et pour cause : concise, la parole tombe, innerve la conscience du travailleur, son loyer à payer, ses factures à régler. La foule longiligne sous cette parole unique rejoint le flot des commuters nombreux à cette station.
« Trop dormi. »
Vous levez les yeux, vous les avez ouverts à moitié.
« Tellement fatigué. »
Vous interrogez vos jambes, ralentissez.
« Si retard … »
Vous échafaudez
« Vous vous faites virer. »
Réalité.
« Pourquoi s'embêter ? » Les cartons, une vie professionnelle dans un carton, ces images d’après Lehman Brother, qui les a oubliées ? Et toutes les autres : même les puissants font leurs cartons. Est-ce qu’une vie de chute et d’élévation vaut d’être vécue ?
« Pourquoi cette douleur ?
Rentre simplement chez toi.
Recommence. »
La voix se pose. Du moins la première fois. Avant que le cerveau ne se soit habitué, le souffle ralentit dans la conscience des millions de gens qui transitent en ce nœud central de NY, dans cette gigantesque station qui absorbe son flot de travailleurs depuis les dortoirs voisins et les déverse au petit matin avant de les propulser aux étages supérieurs.
Vertige des chutes.
Ivresse du sommet.
Il faut s’imaginer.
Il faut s’imaginer le new-yorkais passant par ce couloir tous les jours, le remarquant la première fois. Listant les injonctions, s’amusant à les deviner, les rappelant dans son geste quotidien, s’alarmant ponctuellement devant son psychanalyste, évaluant l’état de son couple avec son ami d’enfance qu’il n’a pas rappelé depuis 20 ans, regardant yeux dans les yeux son mortgage, heureusement sur moins de 50% de la valeur de son appartement. Puis plus du tout. Un jour plus du tout. Il se lève avec plus rien.
Depuis la pandémie, anxiété et dépressions en hausse.
Il faudra construire encore plus haut. Ou s’acclimater au vert profond, version caméléon. Autre région, autre vie, autre respiration.
Ce poème a été commandé par le MTA (Metropolitan Transportation Authority), a été payé 5000 $, puis est passé de l’état d’œuvre temporaire au statut d’œuvre définitive : il est resté accroché avec l’approbation officielle. Et depuis il a gardé son ton parfaitement bien calibré.
Il ne faut surtout pas le décrocher. Y revenir, le relire goulûment le jour où la terre se fend. Si pandémie.
Manhattan et sa banlieue dans ce goulot d’étranglement convertissent encore aujourd’hui le météore travailleur en un minuscule caillou urbain qui roule jusqu’au bout du couloir. Il arrive sur son lieu de travail. Puis retourne encore dans ses draps froissés. Mais que s’est-il passé depuis ?
Le télétravail a fait son apparition. Un tiers de la population travaille partiellement depuis son foyer. Nous avons tous vécu un dérèglement dans nos mouvements dans les grandes villes. Ces grands cercles autour du pâté d’immeubles, les rues que l’on ne voyait plus, la devanture que l’on connaît mieux. Les magasins que l’on a vu s’éteindre un à un. Les livraisons s’accroitre. Le regard a été supplanté par l’ouïe. On entend mieux. Même dans une ville si bruyante, l’ouïe a subi un choc pas de sitôt oublié. L’intimité d’un bureau où l’on se promène à moitié vêtu sans téléphone qui sonne, ce rêve d’antan, est devenu réalité pour certains. Les RS et journaux pour s’informer des grandes mutations en cours. Les journaux pour incriminer les uns, les RS pour incriminer les autres. Les liens vers ceux qui nous disent ce qu’on a envie d’entendre. La réalité : une réalité composée. Fragmentaire. Explosée.
Tout est mouvement.
La vie, s’est-elle soudain arrêtée pendant la pandémie ?
Pas vraiment. Une autre en gestation s’est imposée. L’odorat de mon amie Michèle a même subi un arrêt immédiat après avoir été pris d’assaut par le virus. Comme si d’un coup, il fallait remettre le compteur à zéro. Les sens déréglés, les pas devenus moins moutonniers. Les liens recomposés. L’environnement de travail circonscrit dans un trajet raccourci. Tous ces changements donnent une nouvelle teinte à la société urbaine, New York, Paris, Tokyo, Londres y compris.
Le célibat forcé d’une tranche de la population a donné naissance à une multitude d’applications qui organisent des rencontres sociales, des sorties culturelles. Des drinks. Des cercles d’amis dans des quartiers où personne ne se parlait ont émergé. Certains se sont éloignés de la ville pour une vie de famille dans une maison ceinte d’un jardin sans clôtures tandis que d’autres ont choisi d’étendre leur liens dans leur quartier. La vie avec ses réunions en ligne, ces carrés de têtes affichées à l’écran, est-elle meilleure ou moins bonne que celle d’avant ? Presque 23% des américains déclarent qu’ils travailleront toujours depuis chez eux en 2025. Les bureaux à NY se vident peu à peu. Un bras de fer entre employeurs et employés semble avoir démarré, amorçant une redistribution du patrimoine immobilier, commercial et d’habitation. Des employeurs éclatent leurs plateformes de travail à NY en une multitude de petites structures disséminées dans le pays.
Le lit défait de Norman B. Colp se convertit peu à peu en un hamac tendu entre chênes et cyprès, ou en un douillet canapé avec son bureau attenant et sa chaise tapissée d’une peau de mouton.
Un de mes amis, un célibataire qui travaille pour une multinationale, change de base géographique tous les trois mois. New York, Barcelone, Tokyo, Porto, Milan : sa vie d’employé s’est subitement convertie en une vie d’aventurier urbain. On ne découvre pas un pays de la même façon en y vivant qu’en y séjournant pour des vacances, m’explique-t-il. Sorties organisées avec des applications en ligne, restaurants, amis retrouvés, bars et leur happenings, découvertes culturelles, excursions le week-end. L’organisation de ses loisirs donne le tournis. Son sérieux, son rendement ne semblent pas impactés. Son employeur en est ravi. Lui aussi. Ses idées circulent d’un point géographique à l’autre : il est motivé. La pandémie a eu au moins le mérite de faire comprendre aux employeurs que c’est parfois possible.
Le grand damné du commuting, maintenant soumis aux forces du rêve d’une autre vie répartit son temps gagné. Evidemment, d’autres métiers n’ont pas accès à cette option considérée par beaucoup comme étant luxueuse. En particulier les professionnels de la santé épuisés depuis la pandémie, les éducateurs, caissiers, les professions non dématérialisées continuent à transiter sous ce poème pacificateur. Mais certains ont jeté l’éponge et sont partis s’installer dans des régions moins denses ou ont lancé leur propre entreprise.
A chaque chute brutale de la taille d’un 11 septembre, d’une pandémie, de la tempête de 2012, tous ces jours où un gigantesque poing aplatit d’un coup métallique le Prométhée d’acier et de verre, à chaque fois une pluie de misère ou de débris remplace les sirènes qui aussitôt reprennent leur course. Ici tout est possible. Même les écrivains se passent le message. Les artistes quelle que soit leur faim viennent du fin fond de la Géorgie, du Minnesota, de la Louisiane. Ils viennent à Brooklyn pour écrire la grande œuvre. Nul n’oublie les jambes de ces ouvriers assis sur une poutre en hauteur dans la fameuse photo à Manhattan (dont le mystérieux photographe n’est toujours pas identifié), ce déjeuner mythique en haut d’un gratte-ciel après la dépression de 29. On la voit encore partout aujourd’hui, dans une animation de l’Empire State building. Dans une bande de film. La bande s’immobilise sur les jambes qui pendent. Elle affirme que toute chute, même celle de 29, même celle du 11 septembre et ses nouvelles tours jumelles, se consolide par une ascension. Cette fois-ci la progression semble plus horizontale…
Même si ce poème de Norman B. Colp a failli être modifié, voire décroché parce qu’il causait trop de tort pendant les heures de pointe, il est resté inébranlable pendant toutes ces années prépandémiques. Il a œuvré. La MTA est restée droite dans ses bottes. Aucune modification.
Qui pourrait l’en blâmer ?
La parole est lente à saisir, les décisions lentes à venir. Les chutes rapides. Vertige des chutes, ivresse des sommets.
L’homme urbain, cet homme connecté est un homme que l’on ne fixe plus à un bureau, un homme dont le regard parcourt une géographie étendue, rêve de contrées accessibles par simple coup d’œil sur son téléphone, connaît l’évolution géographique et professionnelle de chacun de ses amis dont il ne découvrait avant les points de chute qu’à travers les Alumni une fois par an. Le travail en batterie, tous alignés dans un open space, il n’en veut plus. Et s’il a envie d’avoir malgré tout un point de chute familier, il trouvera partout un Starbucks et des prises pour l’accueillir entre deux déplacements, le temps de vérifier dans son réseau où sont les adresses plus exotiques, et de voir ce qu’est devenu cet ex qui le faisait frémir.
Rita des Roziers