Un pied sur la dernière marche,
l’autre écrasant l’ombre, je descends. Je disparais dans le long tunnel qui traverse la voie ferrée. J’ai quitté la façade vitrée de la gare où les reflets empressés sont effacés par le bruit, le parfum de gasoil et de ferraille, les visages sur écran cadré, les regrets et leurs espoirs dans un entonnoir déversent une flaque d’huile sous mes pieds.
De l’autre côté du tunnel le départ. Des tranches de corps glissent entre deux, cloison entre horizon et regard emmuré ; les inflexions de trajectoires cristallisées par les yeux, des écrous, la femme au regard caméléon et les ombres riantes depuis le carrelage luisant d’une ancienne gare, se confondent maintenant avec les étincelles. Sous le train, l’étincelle a émis l’idée d’un départ avant même que l’enfant ne l’entende. Il feuillette sa bande dessinée. De l’étincelle du départ il a une idée, une idée un peu rapportée, une idée un peu fabriquée. Il faudra parler aussi des rencontres au petit matin, c’est ça que je me dis pendant que je regarde l’enfant s’installer dans le siège en face de moi – parler du garçon qui s’extrait par la fenêtre, l’autre garçon, le croissant apporté, celui que l’on ne reverra jamais, la mousse de café qui perle de joie, les amours de la cavalerie, les amours jamais entamées, les histoires bricolées par une plume furieuse. Et les trajectoires nées comme une flèche qui s’extrait.
Depuis l’écran où l’histoire s’enchaîne, l’une dans l’autre, avec un fromage tout juste acheté et une grand-mère décédée, je regarde le train démarrer. Les amis de nos amis de nos amis aussi auront leur part du gâteau, d’un peu de notre amour à nous, un peu de manière déversée, comme ça, dans un tube électrique, un peu senti mais pas trop, un peu ressenti et remis.
Une histoire se retire, l’autre s’affaisse – sa peau glisse dans la nuit aussitôt avalée par l’obscur.
Faisceau d’histoires s’assemble en une épaisse et unique : femme à la veste noire.
Elle a mis des bas résilles que son sac lourd menace de transformer en filet de pêche. L’enfant traîné par un bras pleure avant de rejoindre son siège : cette déchirure qu’il ne peut abandonner ; l’homme sur le quai indécis et son nez indécis, et le furieux couple derrière, le couple et sa séparation s’écharpent par bouts de phrase éreintées.
Quelle histoire me fait venir ici, quelle histoire ? Pas une histoire où le torse d’un supérieur est fendu en deux, pas une histoire où des enfants sont oubliés à l’orée d’une frondaison silencieuse, pas une histoire où Julie nimbe sa vie de mystères pour faire écran à la réalité. Une belle rupture, les grands espaces, une terre aride, le désert d’Atacama, une étendue avec des oiseaux larges, un Simorgh immobile sous des nuages éparpillés comme des bouts de papier, une plaine ignorée ici, et autour, partout autour chaque minuscule parcelle étend sous un globe ses fondations légères. « Café ou chocolat ? » – la dame immobile depuis le quai de la gare n’a que cette phrase à la bouche. Des grues à la bouche pulpeuse, long cou précipité, deux yeux qui fuient un jet de pierre et des bisons forts de leur vacarme. Et le cerf dont on entend encore les jambes comme une robe de bal qui s’en va. Ces mêmes jambes qui se confondent avec la surface herbeuse depuis la fenêtre. Les tourbillons de Van Gogh partagent le ciel en deux. J’en rêve tous les jours de cette séparation qui me mine le cerveau. Les champs jaunes et les heures bleues. Et des aplats ici, aussitôt disparus, avalés par les autres images qui me mangent mes aplats. Les champs jaunes et les heures bleues. De la lumière bleue sur une mer. Au-delà. A nos pieds des bigorneaux où comme dans nos cochlées s’enroule du vent par poignée. Le soleil – âme sentinelle. Lui restera. Toujours à nos pieds. Le soleil âme sentinelle – comme les amis de nos amis de nos amis ont reçu leur part du gâteau, c’est la même idée. Une tour de guet tout près et sa lunette astronomique à portée de marches : une marche, deux marches, cent vingt à gravir ! Et un tisserin quelque part toujours en repli, il est où ce tisserin ? Il rentre et sort dans le nid-cœur, ce nid tissé à l’envers d’où l’on rentre depuis en bas vers le ciel, pour se terrer sous une voute grillagée, tissée serrée, chaque nœud construit par une orfèvre – entre les fibres des aiguilles de lumière –, un bec d’orfèvre qui soulève, ailes et bec en même temps. Les deux ? Les trois ! Puis maintenant sous ma main rassurée.
« Café ou thé ? »
Il y a longtemps à Rabat, quand je traversais une voie ferrée pour me rendre à la piscine, je chevauchais des rails. J’y collais d’abord une oreille pour entendre le galop des chevaux, ces chevaux comme train galopant que je retrouvais au cinéma pour voir John Wayne, là-bas où la fumée des cigarettes se confond avec la terre soulevée, ici où les sabots maintenant ne s’arrêtent, jamais, et encore martèlent dans le sommeil profond, et encore après dans le Jardin fermé où les autres martèlent à mes côtés.
Un jour, un tunnel a été construit et je n’ai plus collé mon oreille sur les rails.
« L’oiseau s’est métamorphosé en pierre dont le cœur contient un œuf, non pondu, qui est resté caché »
William Carlos Williams
Dans le grand voyage du siècle ici présent, voici pêle-mêle des panoramas de monts dentelés aux sommets assoiffés, des cartes de forêts stabilossées, une liste d’oiseaux, un unique oiseau volé par un dépôt goudronné, des photos géantes devant un bâtiment YSL rue des Canettes. Des publicités géantes devant un monument historique place des Invalides – les blessés de guerre remplacés par une sylphide sans passeport pour l’éternité.
Les géants du luxe ont des rêves de possession à profusion.
Les veines qui battent et un réseau qui s’étire cherchent désespérément l’issue ; des galeries de magasins et des tunnels d’ancêtres se télescopent devant mon écran ; des conduits de fils sous la mer et des radios d’artères coronaires battent ensemble la cadence ; des boyaux de voitures et des câbles de cuivre volés s’amoncèlent dans un bassin d’humanité fourvoyée ; des grottes numérisées et des tubes d’or sur appareils électriques derrière nos yeux de vitre ici, puis des conduits de gaz et des gosiers de canard bourrés une fois l’hiver approuvé.
Il nous faudra parler aussi des rencontres au petit matin, de vos poches, de nos sacs, de votre petit papier plié, de nos toits et de vos aiguilles à tricoter. Des éponges devant le tableau de notre enfance, et des flacons bien sûr. Sans doute nous rejoindront alors nos serres et espèces croisées.
Et surtout cette trajectoire secrète comme une flèche qui s’extrait depuis la salle close de nos sentinelles.
« Les chaises, le parquet
Les murs
Qui ont entendu tes sanglots
Englouti mes sentiments –
Eux qui sont seuls à tout savoir »
William Carlos Williams
Le petit garçon maintenant enlace sa main dans la mienne. Nous sortons du train. Il quémande une glace. Un peu fondue la glace s’engouffre dans sa bouche élargie. Il me remercie d’un coup d’épaule – penser à remercier Mandelstam d’un coup d’épaule –, s’arrête devant l’affiche de l’exposition « L’arbre qui parle ». L’art et sa vie intérieure nous offrent, les deux ensemble en même temps, un musée gigantesque et une tulipe géante plastifiée à côté, des doigts habiles et une main sectionnée. Et aussi un promontoire pour décoller : sur un écran numérique géant, juste en face, le petit garçon s’installe, regarde, il me lâche la main. Devant sur écran géant, le Petit Prince hilare ou triste ou perdu et son baobab géant.
« Les gens ont des étoiles qui ne sont pas les mêmes. » Saint-Exupéry
Note :
Récit écrit dans la foulée avec le précédent essai « J’ai la dimension de ce que je vois ».
Traduction de William Carlos Williams par Valérie Rouzeau.
Photo en illustration : Détail d’une œuvre sur papier de Watteau de la collection Al Thani de l’Hôtel de la Marine en 2022.
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