C’est un rose qui nous couvre tel un diadème quand nous sortons le soir, un rose insouciant, teinte intermédiaire entre le velouté de l’air et les couleurs variées des façades. Je relis le journal que j’ai tenu à Rome, où les prises de notes brèves sont à l’image du continuum d’images de la ville sans horloge. L’enchaînement et les méandres de souvenirs filent le long de la mémoire affective, dans une représentation mentale prise d’assaut par l’épopée tragique du temps présent – ce qui enflamme quotidiennement notre toile : la condition dramatique des Palestiniens et la mobilisation autour de cette situation depuis que tout le passé de ce peuple est déterré, depuis que nous sommes confrontés au récit manquant.
Dans cette mobilisation planétaire se cristallise sans doute également une résistance au pouvoir, les innombrables abus de pouvoir, bastonnades de la police, extrême droite dite rampante et partiellement institutionnalisée. Cette escalade amorcée depuis bien longtemps où toujours les mêmes affaiblis descendent une marche pendant que les autres se hissent, avec ruse et malice, à travers la voix du récit partiellement hydraté. Cette résistance au pouvoir dans chaque coin du monde passe symboliquement par la cause palestinienne. Peut-être faut-il souffrir pour se rapprocher d’autrui : une loi que le ciel quel que soit le Dieu qui l’occupe distribue équitablement sur chacune de nos têtes quand mythes et autres récits dérivés ne tempèrent ni la propagation de la colère ni le sentiment d’injustice entre deux instants, deux paix – durables.
Il en va de la langue comme d’une plante : sa vitalité telle une sève allonge les branches du langage, irrigue et étend un feuillage sous lequel chacun jouit d’une ombre tutélaire. L’homme (des RS+ et des RS-) organise, réarrange, alloue plus de sève à une vérité. Puis vient le temps des pancartes brandies dans la rue.
Les médias de tous bords pourront inviter autant de pantins utiles, et même les disposer côte à côte dans un dialogue organisé, une “table ronde”, un musulman, un juif, un catholique, un philosophe, un poète, main dans la main, plus rien ne raccroche le langage à la vue aujourd’hui. Quand les mots s’éloignent de ce qui se déroule sous nos yeux, alors les mots tombent et la rue devient cri, unique torrent humain, comme elle l’est aujourd’hui à Paris et ailleurs.
A Rome dans la Villa Médicis, en terre française donc, le problème d’un point de vue artistique semble posé : vous pouvez faire comme tout le monde et attendre devant la barrière de l’entrée, puis monter l’interminable escalier en colimaçon – vertigineux vu d’en haut – avec un guide, très intéressant, et ses sujets balisés pendant qu’il délivre l’histoire de chaque pièce jusqu’au citron de Manet invité d’honneur, enfermé dans une salle sécurisée où un chercheur, lui aussi invité d’honneur, enfermé aussi – avec le citron bien sûr – se concentre en toute sécurité sur un texte, le dos courbé sous le poids d’une intensité difficile à imaginer tant la porte qui le sépare des touristes s’ouvre sur un flux de paroles, une vague déferle, puis reflue après les mêmes explications entendues, répétées. Redites.
Porte fermée.
Tournant le dos à ce flux le chercheur est penché sur sa phrase.
De nouveau la porte s’ouvre et le guide change de langue depuis le sommet du belvédère où isolé du monde cet érudit conduit une autre (sûrement indispensable) recherche sur ce citron qui en son temps n’intéressait pratiquement personne.
Vous pouvez transiter avant d’accéder au citron, puisque cette salle est la dernière – le clou en quelque sorte – par la salle des amours où l’artiste contemporain Claudio Parmiggiani a dressé une toile contre le plafond créée à partir de papillons brûlés pour remplacer les scènes érotiques jugées licencieuses et brûlées elles aussi il y a quatre siècles par le grand-duc Cosme de Médicis.
Mais c’est d’une autre salle que j’aimerais vous parler. Celle de « L’épopée céleste ». Située au rez-de-chaussée quand on tourne tout de suite à droite au lieu de monter vers le citron et admirer d’ailleurs, ne l’oublions pas, le magique jardin français avec ses guirlandes de buis et ses allées géométriques, impeccables, d’une beauté parfaite, avis subjectif certes, d’une beauté époustouflante pour qui aime l’ordre, une beauté à couper le souffle pour qui aime la symétrie et le travail parfaitement exécuté dans les règles de l’art.
« L’épopée céleste » donc est à voir au rez-de-chaussée dans la très belle exposition consacrée aux œuvres de Bruno Decharme, un collectionneur qui a consacré sa vie à rassembler l’une des plus belles collections d’art brut au monde : des œuvres étonnantes dont certaines jamais vues auparavant composées par une de ces âmes secrètes qui se confond avec un coin de table secrète, ou alors garrottée telle une paupiette dans un de ces majestueux asiles du siècle passé aujourd’hui remplacé par un petit Xanax tout rond, lisse, à la forme résolument contemporaine. Je parle de cette époque lointaine où l’art était intimement corrélé à qui a vécu, quand en toute logique certains devenus fous ramassaient de leurs deux mains leur crâne bouillonnant, le vissait sur leur cou, puis dans un espace cadré lançaient leurs mains à l’aide de leur l’imagination, cet organe vital qui relie les deux (gestes et esprit) dans un dialogue où l’un vit de l’autre.
C’est essentiellement une immersion dans ce laboratoire artistique de la souffrance belle et esthétisée que l’on nous invite à voir ici – ce qui interpelle sur le mode opératoire du monde culturel contemporain qui prête plus l’oreille aux transfuges de classe « dans une langue au plus près de la réalité » qu’aux toujours un peu plus au fond du gouffre dans une langue loin des règles de l’art.
Ces productions sont aussi bien les œuvres de créateurs qui ont travaillé leur technique depuis une page blanche avec une cohérence étonnante, que d’artistes qui ont puisé leur inspiration dans l’imagerie d’un régime oppressif, dessiné sur des lambeaux de journaux, déchiré, assemblé. Etonnante et émouvante exposition qui regorge de cris, de gestes conceptuels, de juxtapositions de rhizomes. Le tout donne une idée très précise de ce qui se construit matériellement de manière quasi instinctive avec les moyens du bord, quand la vie réelle, c’est à dire la vie de l’esprit, n’a plus rien à voir avec la vie extérieure.
Se déploient dans la première salle les créations de Henry Darger qui après avoir perdu sa mère, s’est échappé d’une institution pour enfants attardés, puis a conduit une carrière stable d’homme de ménage pendant 40 ans – une sorte de Monsieur Parker.
Comment a-t-il traversé l’épreuve de la vie ? En mettant en scène le capitaine Henry Darger, chef du clan de protection de l’enfance luttant contre les méchants qui les réduisent en esclavage : soit une saga de 15 000 pages. Soit une fresque sublime de trois mètres de large aux couleurs veloutées avec des visages d’enfants pleins de tendresse. A Kiyoko Lerner qui prenait de ses nouvelles tous les dimanches, il répondait, imperturbable, après avoir franchi le pas de l’église :
« Demain, peut-être le vent cessera de souffler. »
Les œuvres d’Aloïse Corbaz sont probablement ici la découverte la plus éblouissante. Son passé qu’elle nomme « le monde naturel d’autrefois » s’articule dans de gigantesques toiles cadrant des corps d’une puissance symbolique vivifiante. Les couleurs sont audacieuses, les teintes acidulées. Les motifs réapparaissent d’une toile à l’autre et raccordent les pans d’une même histoire fragmentaire entre les personnages et leur visage statuaire. Le tracé net le long des corps s’accompagne tout le long d’envoûtantes fresques ornées de dessins oniriques. A la manière d’un rêve, les corps exagérément étirés, dilatés s’enroulent et remplissent l’espace dans des torsions végétales. De tous les recoins de ses toiles, naissent de petites histoires embryonnaires, s’éparpillent et s’étirent des récits dans de multiples directions pendant que des bras enlacent, pendant que des couleurs suggestives envahissent l’esprit, pendant que des corps tombent puis une cellule plus loin : la vie engendrée.
C’est le rouge qui domine ici. Mais un rouge très particulier, incandescent, intense, celui des géraniums que l’on reproduit à peine approximativement avec les instruments photographiques d’aujourd’hui. Par petites touches, le vert est par endroits dense, d’une couleur de lierre écrasé, vivifiant. Cette grande mosaïque humaine ressemble à un théâtre ou à un jeu de pantomime. Mais malgré la densité des toiles, c’est la recherche de cohérence qui domine dans le monde d’Aloïse Corbaz. J’ai été frappée par la gestuelle de ses personnages et leur esthétique toute particulière avec les lignes sinueuses, deux yeux fixes, la chorégraphie symbolique envoûtante qui se déploie comme une psyché sans le moindre espace inoccupé. Habitée par une grâce mystérieuse, elle nous raconte une histoire et nous invite à parcourir notre espace mental : selon vous, quel lien affectif existe-t-il entre cette femme et cet homme ? N’est-ce pas la même plus âgée ici ? Quelle obsession, aliénation dans ce recoin ?
Comme ces dessins de cahiers d’écoliers que l’on exécutait quand on était enfant, ceux de Janko Domsic d’une esthétique beaucoup plus sèche et métallique que celle d’Aloïse Corbaz, sont exécutés au stylo. Il invente des mi-hommes ou centaures coulés dans un moule rigide, comme nés de la main d’un ingénieur lancé dans la conception de modèles au squelette mécanique. Seuls outils à sa disposition : règle et compas.
Arrivé en France en 1930, ce Croate a travaillé dans la construction de chemins de fer, et c’est ce bruit grinçant d’emboitement d’une pièce dans l’autre que l’on entend à travers ses personnages incarnés, extraordinairement dérangeants, au graphisme glaçant, mais d’une beauté émouvante. Indéniablement son art témoigne d’une volonté de leur redonner une dignité, de les entourer d’une poésie ésotérique, ainsi auréolés d’une couronne ou affublés d’ailes, parfois assiégés de signes cabalistiques.
Quand le terme d’art brut a été défini par Jean Dubuffet dans son manifeste, il désignait :
« des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. »
Depuis la très agréable Terrazza Ciampini qui domine la ville, autour de cette même table plusieurs fois occupée, circulent encore toutes ces images de la villa Médicis. La ville majestueuse à travers une fenêtre en arcade s’ouvre devant moi. Fenêtre sur l’éternité cernée de plantes gigantesques qui s’échappent depuis les innombrables petits pots colorés posés sur le rebord. Le jardin structuré à la française de la villa juste derrière mon dos et son vertigineux escalier d’un bois de miel plongé dans la pénombre m’aspire encore dans les régions obscures de la condition humaine. Il est difficile de se détacher de cette exposition qui envahit l’esprit tant elle exhume les souffrances du temps présent. Je me souviens étrangement avec beaucoup de précision des divers portes que l’escalier dessert, accessibles aux guides munis d’une clef. Il est rare de visiter un musée aussi policé, où l’on accède à un tableau avec une clef. Et c’est là un grand étonnement pour qui circule d’habitude dans les musées parisiens, cherche des angles de vue en se faufilant entre deux têtes. Sont suspendues dans ma mémoire les incroyables couleurs audacieuses et formes carnavalesques du monde souterrain.
Il est difficile de se détacher de la force tellurique de « L’épopée céleste » dans laquelle s’enchevêtre la mémoire filandreuse du monde. Mémoire qui nous tire vers l’autre versant, vers l’ailleurs ici ignoré, vers cet espace de souffrances caché par la majesté des lieux honorés.
Mais il est néanmoins heureux de constater que depuis toujours, l’homme dans sa grotte imaginaire dépose les traces de ses mains rougies par la colère.
Des pinceaux abandonnés là-haut de Manet qui a connu l’exil de Victor Hugo et les ravages de la Commune, je retiens le repos sûrement bien mérité du citron. Je retiens aussi le chant des oiseaux quand on remonte cette ruelle en pente pour accéder à cette Terrazza Ciampini tout près de la villa, sise entre infinie beauté et innombrables douleurs passées. Je retiens aussi ce parfum dense que je n’ai pas répertorié dans mon carnet mais qui est là : il a trouvé seul son point d’appui depuis la via San Sebastianello plongée dans une végétation odorante, d’un vert piquant, âpre, sous cette lumière caractéristique de Rome quand son rythme ralentit, quand le soir venu le corps traverse la lumière poudreuse d’un rose crépusculaire.
Et le corps lourd, lourd d’avoir traversé ce temps-là, se dit que c’est un luxe immense quand ailleurs on détruit. Un luxe gigantesque cette histoire qui le traverse.
Cohérente à sa manière.
Depuis, j’ai découvert qu’il existe d’innombrables textes sur le citron fort ravissant de Manet, d’innombrables discussions sur la nature même de l’assiette qui soutient le citron – assiette japonaise pour Alfred Stevens, en étain selon l’historienne d’art Carol Armstrong. D’innombrables discussions sur la place même qu’occupe l’assiette dans ce petit rectangle et les proportions de chaque fragment de cette nature morte, cette élégante vanité : le citron, l’assiette, et l’air qui sépare le citron du cadre.
« J’ai fait ce que j’ai vu » Edouard Manet
L’équilibre (jardin de la villa Médicis)
Note :
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