Aucun doute je suis bien à Rome. Sur la vitre de l’aérogare que nous longeons vers la sortie, nos reflets dessinent une foule bigarrée, tandis que seule une croix gigantesque de l’autre côté se fond dans le paysage vitré. Surprenante concrétion entre horizon extérieur et intérieur ouvert à toute immixtion symbolique – doucement résonne en nous.
Je distingue une fois la porte franchie deux bonnes sœurs qui se tiennent près de la croix et me renvoient au foyer de jeunes filles catholiques dans lequel j’ai affuté sans le savoir ma plume à mon arrivée en France – ces regards qui me parcouraient le corps quand je sortais de la grande chambre réservée longtemps à l’avance dont je me souviens surtout du vasistas toujours blanc de la salle de bain bleue. Le reste dans mon souvenir luit vaguement d’un reflet cireux même après la journée de ménage que je m’étais imposée pour ranimer entre autres en face du bureau une affiche botanique incolore et une étagère en bois dont les relents austères n’incitaient guère à disposer son passé (mes quelques Zola, Flaubert, Kundera et livres de mathématique). Et bien sûr au-dessus de la tête de lit, l’admirable croix d’une dérangeante plénitude en regard de la soif de vivre qu’enfin libérée des contraintes j’avais. Un mois plus tard j’ai brusquement quitté le lieu puisqu’aucun homme ne pouvait y pénétrer et que mes sorties étaient limitées – à quoi sert une grande chambre quand on a dix-huit ans ?
Je n’oublierai jamais ce sentiment d’étrangeté quand je croisais certaines pensionnaires qui dans un élan à la fois retenu et curieux s’avançaient vers moi, puis précipitaient leurs pas vers le fond du couloir. Il va sans dire que je n’ai jamais été dans le réfectoire – le son des couverts sur les assiettes quand je traversais la porte d’entrée n’y incitait guère. J’ai mangé de la brioche tous les soirs, avec application, avec une confiture puis une autre, quelques fruits – probablement ce qui a décidé mes parents à céder à ma demande urgente de mise en liberté définitive.
Mes parents, encore eux, avaient bien sûr repéré que mon physique exotique attirait l’œil (je les entendais chuchoter leur inquiétude quand je traversais le salon), et s’étaient dit que mon corps serait ici entre de bonnes mains dans cet espace sécurisé, ce en quoi évidemment ils ont eu tort. Poser des barrières sans affamer l’horizon n’est à la portée de personne, pas même de Dieu. Une expérience particulière qui n’a duré qu’un mois, mais qui se voit je crois encore dans certains de mes écrits, et qui a signé mon arrivée triomphale (et délectable) dans l’univers amoureux français catholique...
Après avoir traversé la baie vitrée, nous avons rejoint notre chauffeur qui ressemblait à Charles III, les mêmes oreilles en choux mais la posture plus coulante bien sûr, et l’entrain dans la voix aussi qui rompt tout rapprochement. Evidemment les liens littéraires entre l’Angleterre et l’Italie sont nombreux, et c’est sûrement un fil à tendre pour rajouter un brin de chutney à mon sujet – à suivre.
Ici les soutanes se déplacent bordées de pointes de baskets avec grâce et silence. En réalité, certains visages sont joyeux, débonnaires, d’autres plutôt sérieux ou même graves, mais la plupart disent la même chose : nous sommes parfaitement à notre place à Rome au milieu de cette magnificence où nos chants et chuchotements glissent pour vous vers le Seigneur. Les habits noirs slaloment autour de la Piazza d’Espagna où se trouve notre hôtel comme les Parisiens se faufilent entre les touristes à Opéra. Le retour s’effectuera avec à ma droite un prêtre aux jambes si longues qu’il se contorsionne pour tenir dans le siège de l’avion avant de s’endormir, son roman à la main, comme moi quelques minutes plus tard. Je répondrai à une amie qui me demande « Tu as bien profité de ton séjour à Rome ? » : Certainement, avec mes filles à ma gauche, et un prêtre à ma droite, je profite – encore. D’autres lecteurs de livres sacrés dans l’avion ? Ils ont tous le nez plongé dans leur écran qui reflète leur Dieu-visage. Seul le prêtre et moi lisons. Et c’est probablement ce qui fait qu’il me semble qu’il se lie aux mots avec la même ferveur que moi, comme on peint un ciel dans une chambre : avec la conviction qu’aucun ciel n’est si bas.
J’ai pris un nombre considérable de photos de confessionnaux : ces petites cabines me fascinent depuis toujours. Faire sa petite affaire et aller confier tout ça au lieu de s’en laver les mains ou se flageller, est un acte absolument fascinant. Il y a une belle lumière qui traverse les petites fenêtres qui s’ouvrent comme ça comme une trappe sur les côtés – une trappe pour le songe qui s’échappe. Ces petites fenêtres conscientes ou inconscientes circulent encore en moi. Elles circulent en eux sans qu’ils y songent, les prêtres, pendant que les images de l’enfance innocente fait circuler ses fenêtres herbeuses et ses sensations livresques entre deux paroles divines. On imagine la femme qui dit – ce qu’elle a à dire –, l’homme peut-être, mais mon petit doigt me dit que c’est pareil que #metoo cette affaire : les hommes – de toutes confessions – font et fautent sans dire… Et le prêtre de l’autre côté qui dans ses pensées divagantes, au milieu de tant de confessions, se ressaisit, retrouve son sérieux avant de voir les jambes de la dame délicatement creuser le sol dur, forcément coloré, forcément froid, forcément empreint du labeur des mains qui ont posé là cette spectaculaire marqueterie de marbre – et le soir le voici à plat ventre au sol en position christique sur les carreaux qui font germer d’autres paroles christiques.
Les plaques de marbres gravées au sol sont étonnantes : des évènements centenaires y sont inscrits, parfois des mariages illustres, des dates lointaines, et le reste de l’histoire de ces gens disparus foulés par nos pas. Tant de beauté, d’images évanescentes aux murs, de magnificence, tant de couleurs, est-ce possible ? Tant de marbres de Carrare rose ou blanc veiné de gris, ou encore l’extraordinaire marbre d’un vert de jade, et le rouge qui s’enflamme même sous une lumière pâle. Et aussi les gigantesques plaques verticales défiants toute loi physique couvrant des murs aussi hauts que larges.
Quelle loi physique les membres du clergé arrivent-t-il à défier ?
Entre ces souvenirs que j’égrène ici, je lis Bassani. Il décrit merveilleusement bien la communauté juive bourgeoise de Ferrare au siècle dernier dont certains sont doucement et franchement fascistes. C’est une lisse, suave et intelligente peinture monumentale de la société et de ses comportements collectifs bien amidonnés dans l’intérieur ouaté d’une bourgeoisie établie qui privilégie la compromission. Terriblement d’actualité bien sûr.
Ce que nous avons à nous dire coule tranquillement dans le silence, ou à travers des banalités sur la santé, le temps, les nouvelles de la maison (…) - Alberto Vigevani
On ne parle pas assez de l’abomination qui étend sa toile lentement, dépeinte avec la grâce d’une langue sensuelle qui s’enroule au même rythme que la lente agonie d’une civilisation, serpentant ainsi dans notre conscience, se resserrant encore et encore avec la même force qu’un boa constricteur, ouvrant une à une ces fenêtres qui lorgnent sur une vérité, quand partout des voix déclament de ruisselants discours de froids sermons. Il faut lire Bassani. Il faut lire aussi Vigevani.
La langue sauve une vie, des vies, Shéhérazade l’a bien compris et a sauvé une vie chaque nuit. Il y a le roman d’apprentissage où notre attention est centrée sur le pèlerin, celui qui traverse une épreuve, part en voyage, doit exécuter une mission, sauver une cause, venger un être aimé. Et il y a le roman d’apprentissage où le pèlerin est celui qui raconte. Le pèlerin est la langue. La langue, elle qui sauve des vies en racontant chaque soir une histoire qui suspend tout acte barbare, toute nouvelle mort. L’œil du cyclone, c’est cette conscience qui doucement se déplie dans les replis d’un cerveau asphyxié par un lavage vénal quotidien. On devrait tous lire Bassani aujourd’hui – au lieu de ce qu’on nous sert matin et soir dans nos institutions en agonie. Bassani a écrit des textes métaphysiques sur le bien, le mal, l’homme, qui valent mille sermons.
Le Jardin des Finzi-Contini est une mémoire vivante du passé, avec ses éclats qui illuminent la mémoire consciente et non la mémoire morte. Giorgio Bassani nous rappelle que le plus jamais ne se décrète ni ne s’assène à coups de statues, de pèlerinages, de catéchisme et de mémoriaux. La mémoire peut aussi mourir si on ne dépose pas ici et là comme Micòl dans son aile privée une collection d’opalines glanées dans les rues brumeuses de Venise. C’est cette conscience historique qu’il faut réanimer, et ça ma bien-aimée Woolf et les écrivains que j’aime l’ont bien sûr compris. Ils ont compris que le geste se joint à la parole dans la communion avec ces je ne sais quoi d’étincelles miraculeuses qui illuminent notre conscience tout près quand les lambeaux de souvenirs errants s’agitent au loin. C’est toujours cette histoire d’horizon extérieur et intérieur ouvert à toute immixtion symbolique qu’offrent certains romans – les meilleurs à mon avis. Ces romans écrits dans une langue qui comporte une “efficacité” remarquable pour dire l’histoire qui se déroule sous nos yeux.
La France contemporaine grouille de moralisateurs et manque de Bassani.
Il s’était ensuite mis à arpenter le trottoir, au milieu de la foule des estivants : une foule encore nombreuse, encore joyeuse, qui ne savait pas. - Giorgio Bassani
Soutane en goguette et matin luisant
Confession au bord d’une terrasse et matin cuisant
Je veux être seule, lui avait-elle dit un instant avant qu’ils se séparent, juste avant de s’enfermer dans son terrible mutisme. J’ai comme une envie de redevenir enfant. - Giorgio Bassani
Cour de la Basilique San Lorenzo in Lucina
Note :
Photo en illustration : Confessionnal de la basilique San Lorenzo in Lucina
Extrait d’un éducation bourgeoise d’Alberto Vigevani traduit par Claude Bonnafont
Lecture des traductions de Bassani par Michel Arnaud et Gérard Genot, révisées par Vincent Raynaud et Muriel Gallot
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Aucun doute, nous avons aimé Micòl ou sa sœur, qui nous avait donné la main avant de la reprendre au nom de principes poussiéreux, l’encens et la myrrhe gomment les odeurs mêlées des pastèques, des melons, des raisins du mercato centrale. Près de San Lorenzo, le gril. Feu des dogmes, tu nous as pris notre amour.
Confessionnaux avec leurs mystères, marbres qui ne laissent pas pareil, un chemin romain presque mystique mais politique (très belles photos). Bassani retrouvé avec bonheur. ;-)