Quelque chose a changé le 31 mai. Pour qui arrive de ce territoire qu’est la littérature, pour qui exerce ce métier sans label, sans un lectorat acquis, pour qui exerce sans relais médiatique, pas grand-chose ne change même après un séisme de magnitude 7 sur l’échelle de Richter. Que le séisme soit de l’ordre du scandale ou de la fausse grosse information – puisque tout est orchestré pour que tout glisse sur des rails –,le bruit a toujours existé. Et l’écrivain a de toute manière la capacité de s’en extraire de ce bruit et de se concentrer sur le bruit du monde.
Mais quelque chose a changé le 31 mai, jour où Kafka a été courageusement attaqué sur un plateau de télévision. Et la portée symbolique de l’attaque qui était d’une rare violence va bien au-delà du simple évènement. Différentes réponses existent alors, parce que quand le corps est attaqué, nous sommes forcément obligés de réagir. Relire donc Kafka a été mon premier angle d’attaque. Un retour en arrière dans mes années scientifiques m’a rappelé à quel point Kafka est aimé par le corps scientifique. J’ai réalisé à quel point avancer en littérature sans une once de cohérence en offrant au « ressenti », à la subjectivité supposée ou à la hache-qui-brise-le-mot la primauté dans un flux continu mène au désastre. L’occasion de rappeler que les mathématiciens (la dernière biographie de Kafka a été écrite par Reiner Stach, un mathématicien) ont un tel amour pour Kafka qu’il ont nommé un logiciel Apache Kafka, logiciel dit Open Source – i.e. logiciel libre d’accès où les briques de constructions sont partagées, où chacun contribue avec sa propre brique. Jay Kreps, mathématicien diplômé de Harvard dit avoir choisi ce nom par amour pour Kafka.
Evidemment, nul ne s’étonnera que c’est sur Twitter que la colère a grondé, colère mais aussi consternation réclamant un éclaircissement dans ce vaste monde sans cohérence.
La première chose qui m’a frappée à la lecture de Kafka, à une époque où j’avais moins de bagage littéraire qu’aujourd’hui, c’est le côté oppressant et labyrinthique de ses récits – je ne crois pas que je mesurais la lutte contre le langage à ce moment-là mais les nombreux points de brisure et de bifurcations que comportent ses récits (que ce soit « Le procès » ou « La métamorphose » ou « Le Château ») m’ont saisie. La richesse des interprétations également. Ainsi que cette vue depuis un autre référentiel, toujours depuis un pont d’observation éloigné (l’Amérique puisque Kafka n’a jamais mis les pieds à New York et la métamorphose animale) m’ont évidemment séduite. Même si je ne devais probablement pas relier mes impressions au langage, aux figures de style que Kafka déploie, j’avais perçu l’importance de la voix de Kafka. Je me souviens avoir été captivée par le réalisme de la souffrance de Gregor Samsa, mais aussi d’avoir admiré ce théâtre incroyable et la géographie qui accompagne la psychologie changeante des personnages, leurs déplacements et les apparitions qui à chaque fois modifient les perspectives. Beaucoup de zones d’ombres subsistaient bien sûr, mais la richesse combinée avec la simplicité de la prose invitaient à davantage de lectures. Je sentais bien là que l’humain était exploré dans toute sa complexité et ses ambivalences avec une prose tendue mais déstabilisante. Puis, j’ai commencé à regarder de près ce que les leitmotivs et la symbolique comportent comme puissance d’évocation mais aussi comment elles contournent tromperie et mimétisme. Puis j’ai commencé à me demander si notre héritage freudien ne nous condamnait pas à des interprétations automatiques (le saisissant chapitre IX du Procès dans la cathédrale où K. main dans la main avec le bedeau se dirige vers la voix, devient Joseph K puis se confronte à la loi). Puis j’ai vu l’incertitude décrite finalement avec une langue optimale, l’incertitude étant une source d’angoisse qui nous saisit plutôt quand on avance dans une vie. Tous ces thèmes finalement se sont dégagés naturellement selon la tranche d’âge et le thème qui l’occupe, et encore là, je sonde ma mémoire, mais il est probable que comme souvent, j’avais l’intuition de toucher à quelque chose de grand, puis un jour j’ai écrit, et les briques se sont installées. La machine kafkaïenne est une machine de construction-destruction, et le lecteur qui tâtonne à travers son œuvre abattra des digues, se méfiera de la rhétorique qui manie les oppositions binaires, verra comment un motif se déploie en divers trajets et visions contradictoires. Petit à petit, il regardera la littérature avec autant de respect que de méfiance, prendra conscience de la vanité du travail d’écrivain et s’interrogera sur sa propre langue. Ce relecteur attentif voit alors comment une œuvre indéfiniment se déploie depuis l’intérieur, au point qu’on peut se demander d’ailleurs si en inversant l’ordre de certains paragraphes et chapitres, le texte ne serait pas toujours aussi intéressant.
Toutes ces différentes couches de compréhension accumulées avec le temps font évidemment de Kafka un écrivain important pour l’écrivaine que je suis. Mais j’ai d’abord été une lectrice. Et je ne croyais alors pas que j’écrirais un jour – même si d’après un ami plutôt avisé, j’aurais dit un jour au bureau que pour moi c’était le métier idéal. Et aussi d’après mon père – grand taciturne sévère – qui a récemment écrit une lettre très touchante à Bernard Pivot à ce sujet…
Au-delà de l’anecdotique, les livres de Kafka sont là, rangés avec ce qui est essentiel, seule certitude. C’est probablement ce qui fait de ce lynchage du 31 mai un évènement sismique à la limite du supportable.
En lisant Kafka, on s’aperçoit assez vite qu’il y a une forme d’honnêteté dans l’exploration des névroses. On sent les tiraillements, on sent le désir de ne pas fabriquer une intrigue racoleuse, on sent le corps de l’auteur qui se disloque et se cherche en de possibles trajets, lesquels butent contre une contrainte, met en doute une symbolique, puis se résout à en choisir une qui finalement permet d’éprouver un sentiment puis un autre en les projetant sur divers personnages. Juste pour ça, nous lui devons admiration et respect. Nous ne sommes pas obligés de tout comprendre d’un coup ni de l’aimer sans limite. Mais nous avons le devoir d’admirer cette éthique. Nous avons le devoir de reconnaître cet effort constant pour comprendre le monde en fixant son texte toujours sur des points d’appuis stables avec un langage clair mais dans un réseau de bifurcation dense dans le but précisément de saisir le flux instable et déstabilisant de notre expérience au monde.
L’œuvre d’un écrivain pourrait être définie par le différentiel entre les livres qu’il génère. Soit des livres qui s’enfantent l’un l’autre. Soit un livre où à chaque fois l’écrivain tente une nouvelle expérience narrative. Soit un livre où l’écrivain fragmente une conscience universelle à travers N personnages. Soit une mixture de tout ça. D’ailleurs Kafka peut se lire dans le désordre, même au sein d’un même livre, ce qui en dit beaucoup sur l’éthique avec laquelle il a construit son œuvre, cherchant toujours à éclaircir sans simplifier son propos, soutenu par une prose fluide.
Il y a aussi une relation éthique entre un romancier et le style qui porte sa voix, ou dit autrement, il y a des romanciers qui ne forcent pas leur voix, mais laissent l’un l’autre, support et langue, se définir mutuellement. Fustiger Kafka, celui qui avec la plus grande honnêteté a tenté de mener sa phrase en contournant autant que possible les obstacles du langage est évidemment l’atteinte en trop dans l’état actuel des choses... Nous ne sommes pas juste ici en train de défendre un écrivain majeur, mais une éthique.
Il est souvent intéressant à l’aune de son propre parcours d’écrivain de dresser des parallèles, d’éliminer des voies, ou disons, de cerner le chemin que l’on tente de tracer. Sans conclusion aucune, mais avec un instantané qui donne une image de sa propre quête. Une coupe transversale à un moment donné. Je me figure comme un être fragmentaire qui découvre au fur et à mesure que j’avance dans ma quête d’écrivain, ce qui toujours instable et incertain s’anime et alimente l’œuvre à venir dans un effort de réunification. C’est pour ça que j’ai besoin de Kafka. Kafka fait partie de cette lignée d’auteurs qui ont su articuler la polysémie d’un Moi figé par la langue, la tenaille sociale, l’acquis culturel, la contrainte et l’ignorance.
« Que sais-je de moi, je ne sais même pas quelle est ma date de mort. » Borges
C’est la raison pour laquelle, comme Proust, comme Pessoa, comme Woolf, Comme Faulkner, comme Joyce, et d’autres, jamais Kafka ne rejoindra l’enfer de la littérature fermée, mais toujours fera partie de cette catégorie d’écrivains qui travaillent dans un espace ouvert, qui tendent leur toile sur autant de points que nécessaires même les plus écartés possibles pour minimiser la distance entre un moi éclaté et un moi extensible. Il fait partie de cette catégorie d’écrivains qui étirent leur toile pour accroître la perméabilité du récit à la pensée dans un sens universel à définir. Il fait partie de cette catégorie d’écrivains qui ont développé tout un savoir, savoir qu’ils nous lèguent, qui ont désarticulé puis réarticulé le récit avec des dispositifs formels – et pas seulement avec un contenu logique, un procédé malheureusement très répandu parmi nos déclarés romanciers contemporains – pour penser.
Cet aspect – une limite vers laquelle tout écrivain aimerait tendre : comment articuler ce champ imaginaire pour activer une pensée souple qui interroge – de son œuvre fait que l’œuvre de Kafka est une œuvre capitale. On peut aussi choisir de faire cet exercice avec un singleton qui trépigne avec insolence autour de son nombril. C’est une question éminemment éthique.
Kafka a sans nul doute un rôle à jouer dans les enjeux de la littérature moderne. Il a la composante atomiste, spatiale et subjective qui écrase la verticale ignorance de soi dans ce monde submergé par la littérature marchande.
Son œuvre sera sans arrêt retraduite.
Ce qui nous fait une armée de vermine, scarabée, cloporte, insecte et autre bestiole à venir. Ce qui en dérangera certainement encore. Les désaccords courants sur ses traductions disent le caractère universel vers lequel tend son œuvre. Kafka finalement nous dévoile un peu le syndrome de l’analysant qui quitte le fauteuil du psychanalyste trop tôt : tous ceux qui contemplent leur petit corps tout proche alors que c'est ailleurs que la parole survient ou ceux qui miment une névrose mille fois répétée ou ceux qui raisonnent sans arrêt sur leur prétendue compréhension du monde. En réalité traverser une vie d’écriture sans se poser de questions sur l’œuvre de Kafka, c’est faire preuve de beaucoup de vanité. Il vaut mieux dans ce cas rester sur son canapé et siroter sa tasse de chocolat et laisser les fourmis faire. Le travail d'écriture est une affaire très organisée qui se situe en-dessous de la terre – dans une termitière.
Note :
Titre: vers extrait du poème de Claude Michel Cluny (Œuvre poétique I) “Le fil de la lame”
Photo en illustration : Toyen (Marie Čermínová), photo prise au MoMA en octobre 2022.
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Puisque je vis de ta vie
Kafka dans ses multiples facettes, vous avez su les distinguer, au-delà du petit séisme qui n'aura en rien bousculé sa présence, les éclairer dans la nuit ou l'obscurité médiatique dominantes, il ne peut être atteint par les petites jalousies inconscientes, sa figure domine avec hauteur et distance ce monde rabougri par rapport à son œuvre.
Merci pour cette réflexion en strates et nuages bienfaisants.
Dominique