Un acte héroïque ? Un acte de sincérité ? La vision spectrale d’un monde qui prend feu ? Parce qu’il aurait pu juste se tirer une balle devant une caméra. Mais avec tant de balles tirées, son acte symbolique aurait manqué son but. C’est davantage à mes yeux un acte qui fait la jonction entre le geste et le réel, dans une civilisation aujourd’hui qui catalogue d’un côté les mythiques et leur imaginaire d’évasion, et de l’autre côté les partisans du réel. Ce réel qui n’a plus rien à voir avec le réel sous nos yeux se convertit en mythe par la grâce d’un geste.
Dans cette civilisation de la culture insipide et lâche qui partout s’autoglorifie d’avoir un cœur de la forme d’un émoji, lance des citations grandiloquentes sur le sens de la justice tout en enjambant les morts entre chaque mot, le réel n’a plus prise avec les mots. C’est aussi ça le réel : le choc de l’image après une longue période de voyage extraterrestre au pays des slogans pacificateurs et des femmes au regard éthéré alanguies devant une citation aussi active qu’un détergent. C’est aussi ça le réel : un journal de confinement pour faire du bruit à la sortie d’un livre alors que le Covid vient de démarrer et que les morts tombent. C’est aussi ça le réel : une femme rabbin qui sort avec une rapidité fulgurante un livre qui fait du bien alors que le compteur des cadavres grimpe pendant que son encre sèche. C’est aussi ça le réel : des gens qui défilent en ânonnant des messages pacificateurs pendant que les morts défilent sous nos yeux. Une utilisation sans scrupule de l’alibi de la littérature civilisatrice, de la pensée nuancée, de la philosophie du meurtrier hédoniste. Il faut lire, il faut lire, attention, la lecture forme l’esprit, la lecture civilise, lire, c’est avoir un esprit libre, un esprit éveillé, de la compassion pour autrui.
« Ils écrivaient, ils parlaient encore, et nous, nous voyions des ambulances et des mourants ; tandis que servir l’Etat était pour eux la valeur suprême, nous savions déjà que la peur de la mort est plus forte. » Erich Maria Remarque
Lui brûle, enjambe le sens de la mesure. Tel un Septimus.
Comme expliqué par Frederic Worms, la morale ouverte selon Bergson est celle qui n’accepte aucune frontière, aucune différence de nature entre les êtres à qui elle s’applique. La véritable morale ne se fonde pas sur un contenu, mais sur le geste de s’ouvrir à tous les hommes. Cette morale ouverte parait à travers certains individus qui l’incarnent contre tout le monde. De tout temps, ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s’incarne. Celui qui est prêt à conduire son récit jusqu’à se consumer à l’extrême pour inclure tout humain dans son cercle, c’est Aaron aujourd’hui. Une moralité absolue. Plutôt que de tuer, je me tue. Je cesse d’exister. Seule la pierre – il y en a – peut passer devant et continuer à parler de droit légitime de « défense ».
Quelques-uns hochent la tête entre deux cuillères de porridge en répétant que les journaux exagèrent, d’abord ce n’est pas 30 000 morts, mais 29 893, ce manque de précision, pour affoler la population. Damned !
« Holmes mangeant du porridge ; Holmes lisant Shakespeare – et il (Septimus) se faisait hurler, de rire ou de rage car le Dr Holmes semblait représenter pour lui quelque chose d’horrible. La nature humaine (…) » Virginia Woolf
Ne doutons pas que des gens qui ont étudié en long et en large Woolf, l’ont commentée à la télé, à la radio, bien d’ailleurs quelques fois, ont écrit des livres, en écrivent encore et sont invités partout, regardent ailleurs et ont rangé Aaron dans la case des fous. D’ailleurs ils remuent ciel et terre pour lui trouver un dossier psychiatrique. Une faille. Son professeur à l’école l’avait vu : déjà ce feu dans les yeux. Sa grand-mère a séché ses larmes. Il pleurait déjà, pour un rien. Une petite souris échouée sur le bord de la route un jour de départ en vacances. Une coccinelle écrasée par la chaussure d’un garnement. Ne cherchez pas : ce type de personnalité dit sa souffrance depuis tout petit. Vous ne trouverez rien.
Rien d’autre qu’un enfant au cœur immensément ouvert, meurtri, vaincu. Trop ouvert pour fermer les yeux.
Un enfant qui refuse de vieillir, exècre l’armure de la résignation. Un esprit sain qui refuse de devenir fou.
D’après ses amis, il plantait des arbres partout où il allait.
Note :
Woolf : extrait de “Mrs Dalloway”, traduction de Pascale Michon.
Erich Maria Remarque : extrait de “A l’ouest rien de nouveau”, traduction d’Alzir Hella et Olivier Bournac.
Photo en illustration : Sculpture de Chana Orloff au musée Zadkine photographiée en novembre 2023, exposition “CHANA ORLOFF. SCULPTER L'EPOQUE”, avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
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L'écriture est aussi un feu que vous avez su multiplier ici : ce geste a été peu relaté et commenté par la presse (il m'a rappelé celui d'un bonze au moment de la guerre US contre le Vietnam).
Un sacrifice contre des massacres, la chair de chacune devrait le ressentir, s'il en a connaissance. Netanyahou n'a peut-être pas un poste de télévision dans son bureau ou chez lui (c'est devenu ringard).