Passions et trublions
Alors que tant de révolutions secouent le monde, la passion de calomnier ou de raconter son dernier achat tend peu à peu à disparaître sur le fil bleu pour faire place à un paysage fragmentaire de discours avec une multitude de chapelles narratives. La notion de vérité depuis que la vérité est numérique oblige chacun à remettre sur le métier son ouvrage. Sans doute percevons-nous davantage les informations qui servent nos actions et nos intérêts dans ce monde utilitaire. Pourtant, partant de cette constatation, on peut espérer converger vers un équilibre dans ce corps social communiquant sur les RS où la somme des efforts dans l’espace numérique corrige les déséquilibres dans l’ultime combat organisé par les titans.
« Celui-là, qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies, et toutes les misères que la circonstance lui présente. »
Charles Baudelaire
L’égoïsme enfermé comme un coffre, pouvait-on lire dans Le spleen de Paris, à une époque où la presse connaissait aussi une profonde transformation. Certes, à chaque époque charnière, le coffre bien rempli devient fosse. Ce qui a changé depuis l’ère baudelairienne est que le coffre circule sans couvercle. Le numérique charrie les victimes de cette ère meurtrière et les expose aux yeux de tous. Et les intérêts personnels, élans belliqueux, guerres rageuses (teintés du sens de la nuance) maintiennent toute abomination bien en aplomb sur la pile des morts.
La multiplication des réseaux de communication sert bien sûr la pluralité des discours même si naviguer au milieu des codes changeants des Musk et compagnie devient un véritable exercice d’équilibriste. Mais là encore, cela oblige à une gymnastique à laquelle chacun s’adapte. Souvent la pluralité est effacée par ceux qui prêchent la voix unique. On l’a vu récemment avec la nomination du parrain au printemps des poètes suivie d’une tribune contre cette nomination qui a circulé dans les réseaux sociaux. Tesson dont la figure médiatique annihile en quelque sorte l’extrême vitalité de la poésie française plurielle faite d’une multitude de chapelles disjointes. Un choix plutôt grinçant. Jusqu’ici le rôle du parrain, purement symbolique, était confié à une personnalité extérieure au milieu littéraire. En imposant une figure réactionnaire photographiée mille fois, bénéficiant d’énormes campagnes médiatiques comme le monde moderne nous en impose ces dernières années, l’évènement s’est converti en règlement de compte entre chapelles bruyantes.
Mais en réalité les poètes, toujours discrets, ont continué à travailler dans le silence, et l’on s’en réjouit. J’ai pu d’ailleurs bénéficier de ce travail en achetant le numéro de la revue Europe sur Emilie Dickinson dirigé par Pierre Vinclair, un numéro très intéressant qui en soi aborde beaucoup d’aspects de la littérature contemporaine (que je fréquente), en particulier pour qui voit chez certains auteurs une sorte de valise fictive personnelle, nomade, où motifs, leitmotivs, silences et incises installent des jalons, une ponctuation propre, d’où nait la quête de l’auteur – les artistes vivent un état d’exil constant chacun à sa manière.
Cet évènement, la nomination puis le scandale, puis la démission de la présidente du printemps des poètes, concomitant avec la mort de Jean Malaurie dont la collection regorge de livres qui explorent la géographie complexe des territoires humains interroge. Cette collection qui après des siècles de mépris culturel dont les contrées reculées font l’objet a réussi à assembler des textes dans une éthique bien éloignée de ce que le monde éditorial humaniste ces dernières années nous offre. Jean Malaurie dont j’ai écouté un certain nombre d’interventions radiophoniques était extrêmement méfiant vis-à-vis des littérateurs déjà à son époque. Ce qu’il dénonçait il y a quelques années n’a fait que s’accentuer depuis. « la philosophie est une morale. C’est très beau d’écrire des livres témoignant de la liberté de l’esprit, oui c’est très noble mais il faut mettre en accord ses théories dans ses réflexions et dans sa propre vie sinon on risque de n’être qu’un littérateur. » Hélas la véracité de ses propos est toujours d’actualité... Et de nous donner l’exemple éloquent d’Abel Bonnard que la maréchal Pétain appelait tendrement la Gestapette… Ce Monsieur occupait le poste de ministre de l’éducation nationale en 1942.
Il est terrible de voir à chaque fois que c’est par l’arme du savoir que se sanctuarisent les rayons noirs d’un régime fasciste.
Arrivée à New York (Rockoway Beach) du premier câble sous-marin reliant l'Italie (Rome) à l'Amérique du Nord (photo de 1925).
Note :
Photo en illustration : Carte mondiale de câbles sous-marins