Me voici installée les mains libres, bouche contre bouche, me demandant si le mur qui résiste va bientôt céder. Je me demande s’il est normal de ressortir d’entre les murs d’Amadeo, l’instant suivant, avec la certitude que l’on traverse une crise pas si grande puisque le plus gros a déjà fait entendre son vacarme. Dans l’enceinte même de ces murs.
Un homme éteint la lumière. La pièce s’éclaire du halo qui s’élève de sa pipe. Une bande au ralenti comme dans un film où la réunion houleuse a déjà eu lieu. La projection va bientôt se terminer, les scènes tournées ont laissé une première trace dans les yeux du spectateur, et maintenant tout s’apaise, la fumée achève de graver ce qui nous importe. Une cheminée étend encore son crépitement. Elle est hors-cadre mais on l’entend, les visages qui nous importent remuent nos souvenirs. C’est à ce moment que l’on se dit qu’il est bon que l’homme – son visage – reprenne la parole. Les primevères ne sont plus si loin. Puisque les derviches de l’art qui se soucient si peu de l’homme ont assez tourné, leurs floutés nous ont assez enfumés - ce monde si abstrait où l’on pourrait même se passer de boire. Embrasser.
Supposons que les codes déontologiques qui unissent l’art et la politique aient enfanté d’un concept scandaleux : l’artiste engagé.
La main qui manie la pipe a plutôt l’âge de ne plus parler. Mais les contours de visages que fabrique sa présence traversent mon imagination hésitante. Des bouches me poursuivent. Une bouche a dû saisir une pipe et l’effacer. Je me demande combien de pipes. Combien de fruits. Combien de mies de pain fumantes. Combien de grains de grenade, comme ça, mastiqués pendant que la couleur rouge vidée de sens, vidée de paroles, innerve un cœur battant. Cette bouche prisonnière d’un affect sur le point de bondir. Puis effacé. Je me demande combien de baisers. Beaucoup. Je me demande combien de bouts de sein rougis. La seule main dirige toujours la pipe dans le noir. Bouche entrouverte & yeux absents. Je me demande combien de mûres écrasées à l’intérieur du palais. Je me demande si les doigts de Modigliani dans ses chambres closes ont laissé des traces de salive.
Une main salive, une main excitée salive, un arc s’allonge, dune de chair jaillissante. L’art d’arrondir, celle de Modigliani sa main salive tellement que l’œil une fois fixé sur la toile se noie dans une mare, comme révulsé, orgasmique. L’autre œil regarde le passant.
La main qui me dicte ses lignes depuis que ce bouche contre bouche glisse dans le hors cadre salive. C’est comme si Modigliani avait salivé pour nous une bonne fois. Plus que tout le monde. Pour des générations. En répartir l’élan qui s’arrondit, une scène naissante, passer sous la voute de gui – le gui (Viscum album) est une plante épiphyte (elle pousse en se servant d'autres plantes comme support).
Même si la climatisation du musée de l’Orangerie est trop forte, même si certains discutent, très sérieux – sans salive – du droit de l’homme de dire la beauté d’une femme – a-t-il le droit d’abord ?
Je salive. Et je m’interroge.
Les interrogations sont nombreuses. Mais elles ne concernent pas le droit d’un homme ou d’une femme de dire. On ne peut réécrire cette liberté vécue, réalisée.
On peut par contre se saisir de celle qui s’offre.
Peut-être ont-ils raison de s’adresser à nous un siècle plus tard, ces baisers, ces visages aimés, moment comparable, période charnière. Cette haine en suspens. Bien présente. Que j’entends partout. Que je vois, il suffit de s’attabler sur une terrasse et d’écouter. Il suffit d’aller en librairie. Haine aveugle. De haine en haine, méthodiquement la haine se resserre. Un flot de haine sort des bouches aveugles. Entre peuples d’obédiences différentes, entre sarkozystes, lepénistes et germanopratins. Entre homme et femme. Une haine bien déclarée. Les journaux déclarent la haine en Une puisqu’il faut vendre. La combattent même. La haine jusqu’au bout. Le commerce pour la raviver. Elle s’éteint ? Mais non, la voici à nouveau. Transparente.
Commune.
Dans un monde où la haine est posée, fermée dans un enclos, emmurée dans ses possibles choix, où les mariages entre royautés sont limités, même si l’on peut s’émouvoir au passage – dans la droite ligne des épousailles de Louis XIII avec Anne d’Autriche – du mariage de Louis Macron et Charles III à Versailles.
Cette information le lendemain : pour résoudre le problème de la crise immobilière en France, notre pays va relever le taux d’endettement des ménages (ce terme affreux). Enfin permettre à la vie chère de circuler. Les épousailles entre monarques et leurs petits rejetons. Chacun aura son château. Endetté jusqu’à l’os. Les épousailles entre nations séparées par la mer sont la preuve que les graines de haine se sèment avec l’élan d’une fleur.
Revenons donc à nos bouches.
Ces gestes de Modigliani, le long de leur courbure, coulent jusqu’à nous, une brassée d’amour, un arc sensuel, de compréhension, une ligne arrondie comme un engagement politique, bien plus efficace que la rose rouge quelque peu flétrie ces temps-ci. Quel rapport ? Comment dissoudre les segments de haine ? Je pense à mon arrière-grand-mère fille d’officier qui s’est enfuie avec un kabyle sans le sou. Ou la juive qui a épousé un musulman (très belle bouche, j’ai une photo). C’est à ce genre d’arc que je pense. A tous les mariages contrariants de ma famille et des autres, fort nombreux, à tous ces moments où l’imaginaire fertile enracine une histoire hors du sentier que forment les segments de haine. Cette route en coude. A peine visible depuis les segments de haines. J’y pense d’autant plus que mes filles maintenant me disent, mon amie X m’a dit que ses parents votent Zemmour, mais moi quand même elle m’aime bien. L’autre jour, un Monsieur septique (et élégant) à qui j’expliquais que les lois de la génétique encouragent exactement le type d’alliances qui existent dans ma famille m’a répondu d’un regard désespéré (mais digne) qu’il n’était pas vraiment d’accord – De Villiers dans sa bibliothèque. Qu’il est doux de vivre à cette époque charnière où l’élégance se masque d’un visage cimenté. Il faudrait que j’écrive une pièce de théâtre avec un Pierrot des temps moderne. Modigliani n’a d’ailleurs pas du tout été compris par l’Italie fasciste. A la biennale de Venise en 1922, des critiques ont vu une régression artistique dans son art qui n’a même pas « l’audace de l’impudeur ». Et plus tard, toujours incompris, il a été célébré pour de mauvaises raisons.
Aujourd’hui au musée de l’Orangerie dans cette période de haine, Modigliani nous offre des baisers donc. Des bouches entrouvertes. Des visages bruts qui s’offrent sans retenue. Quantité de visages. L’art du baiser comme le baiser de l’art traverse un siècle parsemé de guerres et de traces. Rouges. Asseoir encore le malheur tout frais. Baiser sans territoire. Sans contour. Sans mur. Pas de pièce de prédilection. Il surgit. Du mur. Et aussitôt une histoire en équilibre instable dans notre imaginaire se met en branle, s’approprie la bouche-écrite-allumée, et s’en va tracer son arc de cercle sur d’autres corps à la bouche endormie. Un siècle plus tard, ce mouvement artistique salutaire nous amourache du baiser Modi. Comme un drapeau rouge que l’on élève sur la tête de ceux qui n’ont jamais connu la guerre, mais la désirent, la désirent ardemment, plus qu’ils ne l’avouent. La guerre pour les autres.
Et le baiser, à sa surface chaque bouche est un arc.
Note :
Photo en illustration : Détail de la jeune fille rousse au collier (huile sur toile 1918), Musée de l’Orangerie, exposition “Amadeo Modigliani : un peintre et son marchand”.
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