Ce n’est vraiment presque rien qu’une cage légère, sans barreaux, une structure suspendue, un désir encagé, un dedans que l’on ne voit que dehors, un nez érigé, et à l’entour l’air aimanté comme depuis un balcon suspendu.
Une sculpture de Giacometti.
La femme au balcon à Barcelone, je l’avais vue surgir entre un amas de pots, des plantes grimpantes, feuilles très larges coulissantes qu’elle avait dû écarter, des tiges jaillissantes comme un désir expulsé. Puis la dame au visage inoubliable avait fermé les volets. Son apparition vermeille, glissant derrière le vert qui gouttait sur elle, tout autour sous le soleil aveuglant, je revois son mouvement aujourd’hui comme un songe propulsé, d’une vitalité insoupçonnable, embryon d’une vie où les visages voguent comme une lumière, phares dans la tempête. Le nez lui fend la carapace depuis l’intérieur. Ou l’extérieur. C’est ce qui surprend quand on entre dans cet espace de la Fondation Giacometti. L’intérieur et l’extérieur sont sans cesse renvoyés l’un vers l’autre. Dali n’est pas loin, les couleurs, le nez de Napoléon viennent à l’esprit, mais très vite il est balayé. Tout est plus épuré ici, pensé avec une rigueur que l’on sent privilégier l’inintelligible mais aussi l’instinct et sa composante intelligente. Tout est plus strict, le dessin, l’assemblage des éléments, l’ellipse symbolique sous sa forme la plus libre, prend le pas sur la surenchère démonstrative de certaines compositions surréalistes. La dispersion permise mais pas horizontale, linéaire, grâce à un effet de mise en relation du congru et de l’incongru ; les sens sont dirigés vers le haut, la jouissance verticale est expulsée avant même que l’on ait compris de quoi il s’agissait. La propagande médiatique et l’ordre social sont expulsés par un simple coup de nez.
« Depuis des années, je n'ai réalisé que des sculptures qui se sont offertes tout achevées à mon esprit ; je me suis borné à les reproduire dans l'espace sans y rien changer, sans me demander ce qu'elles pouvaient signifier. » Giacometti
Cette journée étagée de lumière à Barcelone, je m’en souviens très bien à présent. Très précisément. Pourquoi Barcelone ? Pour les plaisirs grillagés que l’on devine depuis les balcons d’une finesse ciselée dans les venelles d’amours libérées. Une œillade depuis un harem d’Ispahan bleu mosaïque. Une vision inverse de l’oiseau encagé dans sa structure légère, l’oiseau dont les plumes massives remplies d’air, ce gros volume qui soulève, tellement énorme que l’on en oublie la structure osseuse si fine, si légère en dessous. Le nez : deux ailes en puissance. Indéniablement après ces décennies où il nous a été trop donné à voir, où notre nez a été encapsulé par trop de masques chirurgicaux, la sensibilité de l’époque est à l’odorat, l’ouïe. Et les pulsions érotiques que l’on a négligemment enterrées, en attente d’être libérées – à moins qu’elles ne s’expriment ailleurs, ces pulsions, non identifiées. Identifiées. Seul apte à accueillir cette puissance qui raffermit le temps, nous propulse dans une expérience du monde où l’appel à la douceur résonne comme une douleur, voici le Nez. En rappeler l’existence, l’existence d’un corps qui malgré toutes les avancées technologiques garde sa part de personnalité, une part de sensibilité à moi qui ne peut être régulée. Sensibilité au monde, le monde à moi régulé encore et encore par eux. Un pouvoir sensible et donc un pouvoir individuel d’influence sur notre intelligence.
L’alerte au danger par la reconnaissance d’une substance toxique : c’est encore le nez qui en détient le pouvoir. Je l’ai vécu il n’y a pas si longtemps dans de drôles de conditions : avec un anesthésiste. L’occasion de rappeler que le système olfactif est le seul système sensoriel chez l'humain à relier directement l’extérieur au cerveau. L’odeur de la mort qui approche, ça existe aussi, mais ça je ne saurais en parler ici, de toute façon mieux vaut l’ignorer, elle se rappellera à nous en temps et en nous.
Depuis le début de ce siècle est documentée et analysée à partir d’embryons l’aptitude à percevoir et mémoriser les odeurs in utero. Le temps perdu commence quand notre mémoire rappelle des actes concrets, notre mémoire olfactive nous prédispose aussi à un devenir. Espace de recherche absolument passionnant. Cette théorie de l’émergence progressive est bienvenue aujourd’hui après deux ans de pandémie, après un temps totalement subverti par les odeurs diffusées par le voyeur publicitaire lisse comme une rafale de poudre blanche.
Il y a certains endroits psychiques où le corps n’existe que pour faire exister d’autres corps (il en est de même en littérature bien sûr). Le nez en est la cave. L’espace qui en mesure la tessiture, l’anomalie qui existe dès l’embryon. L’anomalie à moi que tu n’auras pas. L’organe le plus énigmatique. Indécrochable. Le saut du nez quand l’impulsion est encagée, long nez dardé, prêt à bondir. Pas un pas puis un pas. L’un devant l’autre. Mais les deux en même temps. Tel un oiseau sur ses deux pieds qui bondissent, droite et gauche confondus. Le bec suit. Le nez darde. Meilleur attribut féminin à mon avis (voir la description d’Anna Brown dans « L’enfance de Parker »). Une femme au bec d’oiseau est certes très très séduisante, telle est ma croyance. D’ailleurs le nez ne vieillit pas, ou si peu (lire Colette pour s’en assurer). Le nez traverse toutes les phases de relations possibles dans une vie, depuis la tendre enfance jusqu’à la tendre vieillesse. Et le nez qui a grandi dans un liquide protecteur sait où se situe l’odeur qui sourit, et celle qui rapproche des pleurs, celle qui projette, qui retient, celle qui nous inculque crainte, goût du risque. Et celle qui quoi qu’on fasse revient depuis la nuit des temps nous indiquer ce que le corps peut. Car le corps seul n’arrive à rien. Le nez commande en secret. Le nez propulse dans un sens insoupçonné.
Cet organe sensoriel, sa réalité intangible, résolument indomptable tant il est précocement relié au cerveau dès les premiers jours de formation de l’embryon, le nez, j’en suis convaincue, a le pouvoir de modeler un caractère avant même que celui-ci ne se révèle à la société.
Essayez de dompter un nez.
L’odorat comme l’ouïe, sens dont on jouit. Le nez, organe ennemi de la discontinuité spatiale, organe qui fait circuler un désir sans le moindre mouvement. Engendre le mouvement dans un espace où tout obstacle devient invisible, dans une spirale depuis longtemps, déplaçant nos corps, en engendrant d’autres, et encore d’autres s’emboîtant, se lançant dans la spirale du devenir.
Saint-John Perse : « Il faut traverser la vie littéraire comme un animal de luxe. »
Eh bien je crois que pour ce, il faut se doter d’un bon nez. Enfin, non pas se doter, il est là : juste s’en servir. Ce qui me fait penser aux toiles de Brueghel où les nez sont souvent différenciés, donnent à voir des actes symboliques qui façonnent nos histoires depuis la nuit des temps.
A l’intérieur même d’une espèce d’oiseaux d’ailleurs, l’odorat a un rôle dans la communication. Lors de sa toilette, l’oiseau puise dans une glande située à la base de la queue une sécrétion qu’il répand sur ses plumes pour les couvrir et les imperméabiliser. Chez quelques uns, la huppe en particulier, l’emblématique huppe messagère du monde invisible de « La conférence des oiseaux », cette sécrétion a une odeur et participe à l’attraction entre partenaires.
« (…) Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé comme de parfums et d’encens ; car, elles seront rassasiées d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux. » Isidore Ducasse
Allez savoir pourquoi (moi je sais) depuis que j’ai été à cette exposition, j’ai entièrement repris un recueil de portraits érotiques de femmes dont l’esthétique plonge un pied chez Woolf et un pied ailleurs. Très loin. Depuis mon balcon. Ce curieux mélange a trouvé son troisième œil : le nez.
Note :
Photo en illustration : Fondation Giacometti, le 8 octobre 2023.
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