Sous la lumière blanche, il y a ce flot massif courant le long de la vague de pierres, opaque couverture sur les Alpilles qui s’étire d’un unique coup de pinceau, et encore le matin suivant, cette succession étonnante comme on relie des souvenirs disjoints. Puis perce le contour en ligne brisée de la pierre brune, les tons roux et la lumière poudreuse sur le paysage descendent, sur la cime des pins devant nous, rejoignent la table où le café fume pendant que nous respirons encore le parfum épicé du feu de cheminée de la veille, dans le silence total d’une nuit isolée de tous les sons de la forêt.
Nos semelles avides du chemin pourtant connu retrouvent la curiosité et l’excitation qui précèdent l’exploration. En route sur le chemin ascendant. En contrebas le froid, son parterre résineux bleuté. La chaleur sonore emmagasinée dans les brindilles foulées. Nous nous penchons pour cueillir quelques branches de thym pour parfumer le feu. Les oisillons cachés dans les arbres suivent. En automne, les couleurs quittent l’alcôve convenue des teintes provençales. Sur les troncs humides, la lumière discourt dans une semi-nudité opalescente, liant les couleurs mordorées entre elles. Doré, brun, roux, jusque sur la faune soutenue par le persistant vert, ce vert sombre sous la lumière rase, son humeur teintée de rose, bleu, violet, ou encore le vert et sa poudre spongieuse de l’été comme suspendue dans la brume. Pins, fruits et rameaux d’olivier si blanchis par le temps sont des nœuds de lumière au milieu du sol, et entre les brindilles, les rainures sur les bouts d’écorce, un tapis que nous foulons et desquamons.
Lisse, le ciel derrière sa doublure de soie blanche est parfois d’un bleu si large, et parfois d’un bleu vertical, métallique à travers de profondes échancrures de nuages transparents. Saint-Remy hors de la saison chaude est encore un océan de beauté, de bonté, une halte avant la grisaille définitive au nord où nous retournerons, où il est bon de remplir ses poches de cailloux avant l’hiver austère. Les yeux rasés par la lumière profuse, nous buvons. La tâche du voyageur en pèlerinage dans ces contrées au cœur de l’automne consiste à privilégier l’horizontal. Le temps horizontal, l’œil galopant à travers le matin blanc, le soir roux, ici et là quelques instantanés de joie pure. Promenades le jour, cheminée le soir. Les 10 degrés de différence nous enjoignent à parfaire notre connaissance du corps et de ses dons précieux. S’habiller, se déshabiller. Se hâler. Prévenir l’hiver que sous sa chaleur moelleuse et son ciel bas, l’ivresse des cieux est tenace, d’une dureté de pierre.
Ceci pour le flot blanc.
Pour l’humidité épicée, monter vers les Alpilles à peine couvertes du chant des oiseaux hésitants sous la brume du matin. Ce chemin où chaque groupement de pas mène à une proéminence, vers le portail du paradis, grille joliment ouvragée en bordure d’un champ sans clôture qui étend sa vigne et ouvre l’horizon. Puis vient la maison au portail toujours ouvert qui devient le point de convergence fondant du dernier rayon. Plus haut, le trajet où se rencontrent pin et chêne, puis la grotte et ses fraîches senteurs épicées. Juste avant, le talus que l’on monte et son renard agile sitôt apparu, disparu. Et enfin la route cahoteuse où quelques rares voitures rejoignent leur maison au bout de l’allée de cyprès, soulèvent la terre et disparaissent aussi vite sous un roulement caillouteux conquérant.
Le chant des oiseaux à nouveau.
La poussière tombée à nouveau.
Et enfin la barrière qui arrête tout. Derrière : la réserve des oiseaux. Le passage à travers les escarpements et plantes aromatiques. Tout le long jusqu’ici, thym, romarin, iris sauvages, grives, pies, merles au chant tressé au vent tressé aux oliviers dans un souffle dionysiaque. Et tout ce qui se dérobe, comme le pinson entendu, à peine aperçu, et la trace de son ventre roux, cette surprise que notre orbite attentive convertit en une longue immersion jouissive.
Une fois retirés, depuis notre fenêtre regardant vers les Alpilles, nous cédons la place aux habitués. L’aigle et son vol lourd et circulaire au-dessus du domaine déserté la nuit, bruissant de pauvres proies en lice pour l’éternelle vie et mort en diapason.
Cette année, il y eut Uzès aussi, grâce à l’ami Dominique qui avait émoustillé ma curiosité par quelques-unes de ses pérégrinations jazzy-benjaminiennes. Une cité médiévale d’une étonnante unité architecturale, absolument ravissante, un rond niché en hauteur dans la vallée de l’Eure. C’est encore ce qui m’enchante ici, cette intrication du village avec sa pierre natale. Une cité prospère, si l’on en croit la majesté des hôtels particuliers nombreux qui se succèdent le long des venelles, le tout restauré de manière remarquable. Le textile y eût ses heures de gloire. Au XVIIIe, les magnaneries abondaient dans la région. Malraux, appelé par la marquise de Crussol a œuvré pour que la ville bénéficie de la loi de 1962 pour la préservation du patrimoine. Riche et chic idée. Peut-être à nouveau un jour, maintenant que nos mains manquent d’ouvrage, le textile y retrouvera-t-il ses lettres de noblesse, et un petit train depuis les grandes agglomérations nous y mènera pour célébrer ce que main fabrique. Le Dieu de la paix le veut. Acheter quelques merveilles pour habiller fenêtres et fauteuils usagés. Revenir avec des étoffes que nos doigts émerveillés étirent dans un wagon chargé d’œuvres que l’on vouvoie.
De charmantes boutiques mêlent les escarpements des escaliers d’antan au graphisme ludique des objets modernes. La cité emmaillotée d’une architecture médiévale est un parfait exemple d’urbanisme intelligent. L’ornementation qui pourrait nous éloigner d’un relatif soucis de sobriété qu’ordonne l’époque est sans cesse lissée par des ajouts contemporains sans que le sens pratique des temps anciens ne soit effacé. L’épaisseur des murs notamment : pierre blanche à l’extérieur, et cours ambrées d’une couleur en diapason avec une lumière crue en été quand les portails s’ouvrent, laissant imaginer une fraîcheur préservée. La fabrication à l’ancienne des pots d’Uzès aussi avec une argile poreuse favorable à l’aération de plantes comme l’euphorbe est une pure merveille. Je possède une euphorbe à Paris dans ce type de pot depuis plus d’une décennie qui vient de la région, dont les tiges montent à plus d’un mètre malgré un volume de terre minuscule.
C’est d’ici que vient la première femme à avoir obtenu le permis de conduire, la duchesse d’Uzès, et c’est aussi elle qui fit voter une loi pour que les femmes puissent disposer de leur salaire.
Ce qui manque à ce paysage parfait est un train qui nous achemine à cet exemple intelligent de cité moderne, vraiment. Il faut longer la terrasse du parking qui offre une plongée absolument sublime depuis son bord balustré sur la vallée, admirer son immensité, ses splendides couleurs, puis remonter une venelle qui s’étire jusqu’à la grande place aux platanes, choisir du regard pour plus tard un de ces restaurants où se réunissent d’heureuses assemblées, puis remonter une ruelle où s’alignent les boutiques qui font oublier les énormes concepts stores cubiques parisiens, importés de NY ces dernières années, pas toujours en harmonie avec l’architecture locale. Ici, les escaliers, les recoins, les contraintes de l’espace obligent le commerçant à s’adapter et même à disposer pour habiter notre imagination vagabonde un photomaton à l’entrée, où l’on arrêtera le présent sur une bandelette où s’alignent nos mines rieuses.
Puis le soir venu, de retour à Saint-Remy, cageot, journal et bûchettes assemblées. Le feu et sa flamme haute dans la gigantesque cheminée, une bouteille de vin, recueil de poésie, pendant que vit l’encordée des souvenirs entre venelles et boutiques, pendant que la pierre caressée retourne au plaisir d’une couverture, en attendant la prochaine incursion, puisqu’à Uzès l’enchantée de siècles passés, nous reviendrons, escaladerons les venelles aux pavés brillants où se dessinent les ombres nettes, découvrirons émerveillés la découpe en ruban bleu du ciel au-dessus des murs hauts, les platanes aux troncs mouchetés et leur peau desquamée par l’accélération des saisons. La place aux Herbes bien sûr. Et la vallée de l’Eure en contrebas où les reflets sur la rivière de l’Alzon sortent d’un conte enchanté. Je regarde pendant que j’écris le cours de l’eau sur une carte qui comme toute carte enflamme l’imaginaire, et vois les embranchements autour de la cité que l’on vient de quitter, l’esprit qui s’oriente en quête de fraîches couleurs et paysages nourriciers.
Je rêve maintenant d’un tissu moderne dans cette cité nouvelle, une étoffe qui possède la douceur de la brume et la résistance des chemins de traverse. Je rêve d’un jour très proche, un jour où un tissu sera fabriqué ici même, deviendra l’emblème d’un savoir ressuscité, modernisé, où convergent toutes les préoccupations écologiques de l’époque. L’étoffe de l’endurance où toutes les fibres et techniques d’assemblage se rencontrent, depuis tous les continents (pendant que l’immobilier de bureau subit l’une de ses plus grandes crises dans les métropoles, cette fin de règne du secteur tertiaire depuis longtemps annoncée). Les artisans ici avec leur savoir, assemblés une fois l’an. Une grande cité où toute l’expertise du tissage remettrait l’ouvrage sur le métier. Un conte sans temps saccadé, dans ce si long à ternir patrimoine moderne alors que partout ailleurs les rues deviennent embuscades pour affects réprimés. On s’allongerait le soir venu le long de la rivière en contrebas où tout concourt, y compris les magnifiques platanes alentour, à éloigner les bas-fonds du journal quotidien de cette année qui s’achève, avec nous d’un côté et les spécialistes du coût optimal de l’autre.
A Uzès, il faut se rendre aussi au pied de la cathédrale qui existe depuis 1000 ans, n’a pas échappé à la croisade des Albigeois mais a été reconstruite au Moyen âge, puis a été détruite, seul le haut campanile a survécu, puis a ressurgi de ses cendres, si belle avec sa tour gigantesque (de deux étages amputée), habitée par les seules cloches toujours scandant les siècles qui passent. Admirer ses escaliers raides à l’intérieur, les yeux cambrés vers les voûtes vertigineuses de l’histoire vertigineuse, les charmantes balustrades de fer forgé derrière lesquelles s’alignaient les « nouveaux convertis » après l’édit de Nantes. Au fond à droite, encore aujourd’hui, la mise en scène théâtrale invite à une méditation intemporelle : le rideau rouge du confessionnal niché dans l’alcôve d’un bleu absolument éclatant, du même ton sismique que l’époque, est le meilleur endroit pour vaincre ce qui s’annonce et se convaincre que tout comporte un coût, même la recherche du coût optimal.
Le jour se lève malgré tout dans d’autres régions du monde, dévastées. Le bruit de l’eau dans les fontaines de Saint-Remy et la vallée de l’Eure sur son fil continu coule encore dans ma mémoire. Je me souviens de ce geste dans un film oublié où une main forme un poids, le caresse avec vigueur, puis les quilles tombent.
Note :
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