Le petit chien qui jappait au coin de la rue soulevait ses pattes pour atteindre mes genoux quand je m’engageais dans la rue du Sabre. Il décrivait des cercles sur le trottoir, et dès que je perçais le cercle, il sautait, sautait encore plus haut, pour atteindre mes genoux. Alors la porte s’ouvrait, et avec lui trottant autour de moi, nous avancions vers le perron. Je sonnais, Jules me parlait depuis là-haut. Et lui me guidait, le petit chien ; il s’arrêtait, jappait joyeusement, escaladait les trois étages, puis s’immobilisait devant la porte bleue, d’un bleu, mais d’un bleu tellement jaillissant que la porte s’ouvre comme un océan qui rugit.
Puis le grand calme.
Jules boitant encore depuis son accident martèle le parquet jusqu’au canapé, et seul à seul, pendant que le chien s’allonge sur le tapis entre nous, nous discutons de notre maison hôtelière, de cette nouvelle entreprise pour personnes seules, avec service de livraison de primeurs, avec repas de maître et soirées masquées.
Chaque jour apporte une nouvelle idée.
Jules, c’est celui qui m’adresse l’histoire de mon quartier. Jules me rappelle que Maurice Barrès et Romain Roland ont marché sous mes pas, l’un puis l’autre. Maurice Barrès a fondé entre mes murs une revue dont le premier numéro se penchait sur la psychologie contemporaine. Romain Rolland surnommait Maurice Barrès « le rossignol des carnages » – métaphore musicale qui ne me laisse pas rêveuse. Jules maintenant me désigne ce livre écrit par mon voisin de palier en haut de l’étagère. Il y raconte l’histoire de sa famille juive originaire de Russie, de Sibérie à Odessa, puis à Paris. On y apprend que sa sœur Irène a été déportée dans le convoi 38 au camp de la mort d’Auschwitz. Il y parle aussi de la maison dans l’Eure où son autre sœur, ses parents et lui se sont réfugiés chez des « Justes ». Lui nous a quittés il n’y pas si longtemps, un exemple extraordinaire d’intelligence et de sensibilité quand on songe qu’il répétait qu’il ne faut pas tenir la jeunesse allemande pour responsable. Un scientifique, un esprit logique, humain, un cœur ample : on en croise rarement des gens comme lui. Sa disparition a été une perte énorme pour nous.
Jules me rappelle que le quartier est plein d’histoires tragiques. Il flaire les histoires collées au sol comme son chien, il sait mieux que moi, il les renifle sans qu’on lui montre le trajet.
C’est aussi avec Jules que j’ai su que ce coin de soleil qui illuminait le fauteuil bleu quand je me suis installée ici avec lui allait être mon assise pour vivre adossée, avec mes livres mes écrits, le jardin pas loin, les souvenirs si je veux, la commode et son héritage bien plié, les enfants et leurs rires allongés, les cris dans la cours d’école toute proche, bonheur tous les jours chanté, 10h la cloche sonne, puis à nouveaux à 16h, puis l’heure du repas où le flot d’étudiants déferle dans la rue. L’avenir circule rue du Sabre, tous les âges se croisent. C’est aussi Jules qui m’a dit de m’attarder devant les livres qui tapissaient les murs de l’entrée quand j’ai franchi le pas de cette porte la première fois. Il sait me parler, Jules. Avec Jules, nous avons parcouru des yeux les étagères. L’ancienne occupante était psychanalyste. Grande a été ma surprise : j’avais déjà une bonne partie des livres en ma possession. Jules a applaudi.
C’est aussi par ces fenêtres qu’a grimpé l’effroi quand un chant au rythme militaire a tonné. Une nuit comme une autre. C’était un samedi l’an passé. J’avais traversé dans l’après-midi la rue pour acheter un goûter, puis vu un défilé un peu plus loin, et à côté, tout près, deux policiers nonchalants. J’avais acheté des tartes aux fruits rouges, des pains aux raisins, puis la joie aux joues j’avais traversé la rue dans l’autre sens. Une rumeur inhabituelle m’avait interpellée. Un calme, un ordre, une musique très différente des musiques habituelles des manifestations pourtant courantes par ici.
J’avais interrogé les policiers. Ils m’avaient adressé un regard méprisant, du type, voici la bobo du quartier. Très différents des policiers que je croise habituellement, avenants, plutôt soucieux de donner des explications concises et de rétablir l’ordre dans les meilleures conditions possibles. Un sourire un peu narquois, et dans les yeux une condescendance, une pointe de méchanceté. « Ne vous inquiétez Madame ». Sourire forcé. Je crois que Jules avait bien compris. Il se tenait là, il ne déformait pas du tout l’histoire, il soupesait, il évaluait – l’intention d’apaiser, ou l’envie de susciter l’effroi. Ou encore l’intention d’être factuel. Jules m’a indiqué qu’il y a anguille sous roche. Le sourire figé du policier s’est élargi à mesure que l’inquiétude me gagnait. « Ils sont très organisés, tout va bien se passer : c’est une manifestation très calme. »
Puis j’ai regagné mon domicile. Puis je n’y ai plus repensé. Nous avons mangé les tartes, bu du thé. La nuit, un chant guerrier sous les fenêtres. Des phrases difficiles à discerner, sûrement reconnaissables pour l’initié, mais moi j’ai perçu un ton. Un ton qui m’a inquiétée. Alors le lendemain matin, je suis allée sur Twitter et j’ai regardé. Et j’ai trouvé. Aucun journal en revanche n’en a parlé. Une manifestation d’extrême droite avait eu lieu pendant qu’on mangeait des tartes aux fraises. Une semaine plus tard, j’ai entendu à nouveau ce chant en pleine nuit. Encore aucune information autre que celle de Twitter relayée par des étudiants.
C’était il y a un an. Quelques mois avant, j’écrivais ce texte après avoir vu une exposition de Soutine. C’est encore Jules qui a pris la parole, m’a éclairée. Ce n’est pas un texte réaliste ni raisonneur, mais un texte d’imagination pure, inspiré des toiles de Soutine, fascinée que j’étais par les couleurs, les motifs de Soutine. Ce texte a été écrit bien avant cette rencontre avec l’effroi. Il finit par « Les oscillations varient entre le très sombre, le très rouge sombre, le très profond sombre. La coulante symphonie du sombre dépecé dépose ses motifs, ses exégèses, ses couleurs définitives.
La cible, c’est le dos adossé. »
Aujourd’hui, j’y repense à ce texte. Il me semble qu’il m’a ouvert les sens. Pas les yeux mais les sens. Il y en a qui disent que ce sont les plus pessimistes qui ont fui et sauvé leur peau pendant la seconde guerre mondiale. Est-ce que le pessimiste a les sens aiguisés ? Peut-être. Est-ce qu’il suffit de lire partout des articles raisonneurs qui constatent la montée de l’extrême droite pour sauver sa peau ? Je ne le crois pas. Il me semble que seule une vie sentie, une vie vécue sauve.
La vie sait se préparer. Pour une raison inconnue, ou plus exactement pour une raison qui tient de la déraison, peu d’incipit donnent raison à la pensée. L’essentiel du bataillon des hommes tend, à tort, à raisonner en prenant sa pensée comme point de départ. La vie c’est, la vie doit, la vie peut, la vie a. Mais il me semble que la vie a un peu compris le principe darwinien avant nous, et nous n’avons pas d’emprise sur la vie. Ou dit autrement, il y a une immanence dans la vie, la vie génère la vie. Et la vie vécue se tient en haleine à travers nos récits. Raconter indéfiniment nos récits, c’est traverser une vie, pendant que la vie prépare les vies suivantes.
Tout écrivain vous dira à la télévision pendant qu’il clame un texte avec l’ardeur d’un bateleur qu’écrire c’est… C’est crier. C’est remplir. C’est saccager. C’est panser. C’est adoucir. C’est endiguer.
Ecrire, c’est traverser une vie.
Point.
Publier, c’est autre chose. Publier, c’est gagner de l’argent, c’est étendre son pouvoir, c’est s’assurer que l’idéologie dominante circule. C’est la royauté d’expression. Il y a la démocratie et la royauté d’expression, deux pouvoirs distincts, et toute les zones d’ombre qui relient ces deux pouvoirs qui se soutiennent. Il y a toute une dialectique possible qui circule entre agilité et éthique qui marchent main dans la main dans une sympathie incestueuse.
Et puis la politique c’est compliqué. Exercer le pouvoir est très difficile. Bruno Le Maire n’a pas le choix : il doit gagner des voix FN en dénonçant les Arabes qui transfèrent de l’argent public vers l’étranger. Il faut un exutoire. Le peuple a soif de sang. Si un Arabe décide de manger des patates pendant un mois et d’envoyer un pécule à sa famille, c’est mal, nous dit Bruno Le Maire. Qui seront les prochains ? Les influenceurs. Bien. J’apprends à l’instant que Sarkozy est dans le viseur. A nouveau, après quelques années de silence. Bien. Je pense qu’on va bientôt apprendre par une étrange fuite que l’appartement de Fillon est en vente. Pour l’instant l’heure des signatures du livre de Bruno Le Maire dont le titre est « fugue américaine » a démarré. Ce livre parle de Horowitz. Il faut voir Horowitz jouer l’impromptu numéro 3 de Schubert pour mesurer au doigté de ce grand homme l’écart entre les deux. Mesurer l’étendue du désastre. Les chaines de télé en ont parlé, les chaines de radio françaises, Radio Classique, sont dans l’apaisement ces temps-ci.
Elles nous envoient une musique calme et ordonnée comme la petite manifestation à laquelle j’ai assisté dans ma rue avant de manger des tartes aux fraises.
Musique maestro !
Note :
Texte écrit avant le défilé néo-nazi du 6 mai 2023 à Paris. L’histoire avance trop vite ces jours-ci.
Photo en illustration : extrait du magicien d’OZ (de 1939 dans une version colorisée) où le chien est le seul animal qui ne parle pas.
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La vie sait se préparer
Si beau texte, je crois entendre ce noir cortège défiler sous vos fenêtres.
Hasard ? L'autre jour je regarde BFMTV (j'aime me tenir au courant de la propagation permanente et en boucle de l'idéologie dominante), c'était le 8 ou 9 mai, je crois, et je vois Alain Duhamel dire qu'il a vu passer ce défilé - mais dans la journée du 6 mai - sous ses fenêtres, donc pas loin des vôtres.
Oui, l'extrême droite relève de plus en plus la tête et la bête immonde n'a pas dit son avant-dernier mot.
Le maire de Saint-Brévin, avec l'indifférence coupable de l'État, après l'incendie, qu'un simple tweet présidentiel n'effacera pas, a constaté ce phénomène et aurait pu le payer même de sa personne.
Un écrivain, un artiste (Adèle Haennel a su, elle aussi, dénoncer l'inqualifiable et quitter un système où l'entre-soi se répète de séquence en séquence) ne peut séparer la création de la politique (ni les J.O. à venir à Paris des "Dieux du stade" sur le podium à Berlin et sous le salut d'Hitler.
La littérature est aussi un engagement auquel il nous faut être fidèles.