Ayant peu d’appétit pour les livres à effets spéciaux, j’en repose régulièrement sans faire de bruit après avoir lu quelques pages. Dans le silence le plus total je tourne les talons, m’esquive avec la satisfaction d’avoir refusé une invitation au mieux passablement ennuyeuse au pire délétère. Lire vite, produire vite, capturer l’attention vite, lancer un écrivain vite, accélérer son ascension, vite, vendre vite, une petite cabriole dès l’incipit, la première page se catapulte dans la suivante ; et finalement ce qui me plaît dans un livre, c’est-à-dire y rester, trouver un toit et y rester, appartenir à une œuvre. Sentir ce bruissement croissant envahir mon oreille. Mon corps. En frémir. Ouvrir une porte entrebâillée, accueillir cette atteinte à mon intimité dans un perpétuel aller-retour entre la voix de l’auteur et ma propre voix. Verser un peu de moi dans les pages, recueillir la réverbération de ma voix entre deux souffles. Recueillir un moi grandi, impétueux, s’affranchir de la carapace sociale. Bref muer en un autre en bonne compagnie est un évènement rare.
Parfois, un auteur occupe un coin de ma mémoire puis est rappelé quelques semaines plus tard. Ce n’est pas le synopsis du livre bien sûr qui se grave dans ma mémoire, mais un ton, une musique à laquelle je suis sensible. Quelques images déclenchent une rêverie, puis submergée, j’abdique. Ce qui compte finalement c’est ce que livre transfert de vitalité et croyance. Il arrive qu’un flou transparaisse dès la première lecture, mais l’absence de stratégie apparente et l’évocation de sentiments sincères suffisent à déclencher mon achat.
Aucun critère de sélection n’est évidemment définitif, mais une chose est sûre : quelle que soit l’architecture de la maison qui m’accueille, architecture qui peut varier d’un toit sans mur à un long tunnel, voire un labyrinthe en passant par une termitière, je dois avoir envie de rester et ne pas sentir qu’une main me presse de rejoindre l’issue…
Dans ce dédale, des maisons m’échappent à la première lecture, d’autres sont accueillantes et chaudes. Je prends le temps de les parcourir pièce par pièce. Quelques maisons sont difficiles à explorer. Obscures et touffues, elles requièrent un appareil critique qui aide à effectuer une première incursion. Mais enfin ce n'est jamais la vitesse qui l’emporte, mais plutôt ma curiosité qui va me guider et par là-même orienter mon écriture, que je le veuille ou non.
Il reste quelque chose de mystérieux, appelons-la La Chose que je suis incapable de décrire qui guide ma main vers un livre déjà en ma possession, une Autre main qui me guide parfois alors qu’une idée en gestation trépigne au pas de ma porte, par une suite d’associations d’idées qui n’apparait qu’après quelques pages : je fais alors le lien entre des photos prises dans un passé récent, des fragments écrits, un thème caché, une envie différente d’agencer un texte, un fil à tirer, une coupe transversale identifiée, un personnage lointain soudain proche, mon monde imaginaire se met soudain à bouillonner et un organisme vivant sort de sa coquille, l’histoire en gestation se met à écumer et à accroitre son emprise sur moi. Elle étend ses tentacules, elle affirme sa souveraineté : le récit se déploie.
Parfois ce surgissement vient d’un livre fermé depuis dix ans, voire à peine effleuré, et je reste ébahie par la résonnance soudaine et bruyante avec l’écriture en cours. C’est comme si les livres continuaient leur vie en dehors de ma conscience.
Beaucoup parlent de cette voix qui continue à nous parler quand on quitte le fauteuil d’un psychanalyste, c’est probablement elle, cette main, La Chose, cette voix qui continue à murmurer depuis le placard à livres. Et alors la question que je me pose revient. Quel est ce lieu aujourd’hui qui peut accueillir notre chemin de conscience dans un monde en toile d’araignée, ne serait-ce que parce que nous sommes plus mobiles, les doubles emplois plus fréquents. L’attirance simultanée vers une multitude de sources d’attraction, une situation fréquente. Les journaux et blogs en lignes nombreux. Tout ça concourt à déplacer notre trame de conscience dans une ramification certainement différente de ce qu’elle était au siècle dernier. Comment cet Autre qui nous constitue, alimenté des maintes lectures à portée de main, ce lieu psychique en dehors du champs immédiat de notre conscience participe à élaborer le discours qui se déverse dans notre récit individuel.
Chacun peut aujourd’hui à sa guise avec un simple téléphone prendre des photos. Et c’est souvent étonnant de voir quelles sont les scènes qui nous arrêtent. Avec enfants ou pas. Un paysage plein ou désertique, un long tunnel éclairé, un chemin bordé de peupliers. Ces images dont le contenu symbolique participe à guider le regard qui fait des allers-retours sans même s’en apercevoir entre fantasmagorie et pensées secrètes.
Le pensée secrète est certainement ce que le monde de l’image incessante nous vole. Le repli à travers nos objets du quotidien, nos livres préférés, nos traces d’un passé qui nous constitue ont été ces dernières années déraisonnablement pris d’assaut.
Quelle lecture inversée pourrait-on faire des livres de développement personnel dans un monde où les informations se déversent par tonnes devant nos yeux ? Pourquoi ce vide au lieu du plein ? On aurait pu imaginer un récit baroque touffu pour accueillir ce discours quotidien. Mais comment capter l’attention avec un récit baroque, linéaire ou fragmentaire quand la captation de l’attention, cette fameuse économie de l’attention qui a voracement avalé nos pensées secrètes sévit de tout côté ? Comment s’agrègent ces informations ? Comment confronte-t-on une information nourrissante à un information qui clôture l’ouverture possible ? Comment la surabondance d’éléments détruit l’horizon ou accueille une voix prophétique. Cette articulation entre temps, espace, et voix qui les remplissent, est aux main d’un autre, le Dieu marketing qui est certainement le plus grand criminel de l’époque, dans ce monde où la surabondance d’information est confrontée à un héritage : le structuralisme, les récits beuviens tout en honorant Proust, les chemins ressassés et mimés de la psychanalyse, les failles étonnamment communes et partagées par tous, le symbolisme religieux et profane qui s’agrègent dans notre espace.
L’autre jour en écoutant la radio, je me disais que le discours aujourd’hui est chargé de non-dit ce qui en général est bon signe – pensons à la littérature russe où l’interdit a généré tant de grands récits où l’implicite est roi. Et rien n’est plus efficace pour mettre un peu d’ordre quand tout devient flou que d’écarter, de séparer. C’est déjà un premier pas vers un ordre nouveau. Pour qui tend bien l’oreille, on se retrouve aujourd’hui avec des journalistes sur des radios culturelles (je ne nommerai personne par charité martienne) qui dénoncent le SSH sans vraiment le dire, nous laissant ainsi deviner le fond de leur pensée. Voilà qui est réjouissant pour l’avenir de la littérature. Toute cette langue qui s’élabore à l’ombre des pôles dominants qui hurlent s’infiltre dans les oreilles fines. Tout ce qui s’articulait de façon si rigide dans un passé si proche se déforme, s’étiole, se brise à des endroits qui paraissent aléatoires, mais ne le sont pas tant que ça. La langue s’articule en dehors du champ des dites et redites. Elle évolue le long d’une courbe de sons elliptiques. Un chant grégorien aux intonations étranges cherche une ogive pour l’accueillir.
Toute la panoplie des paradigmes se regénère ainsi à notre insu. Les valeurs symboliques véhiculées ces dernières années, dans le paysage français épris de livres vrais écrits au couteau, ou encore de biographies – et là réjouissons-nous la pandémie est mondiale – de figures iconiques qui participent à élaborer un paysage fragmentaire, de plus en plus fragmentaire de références qui s’affrontent, nous indiquant par là même que l’heure est venue de délaisser ces aspects même si le petit monde éditorial ne l’entend pas de cette oreille, et place des autobiographies encore et encore, ce qui nous rappelle que quand la révolution française se produisit, Louis XVI ne le savait pas…
Note :
Titre « J’ai la dimension de ce que je vois » extrait du Livre de l’Intranquillité de Bernardo Soates, Pessoa traduction de Françoise Laye.
Photo en illustration : La chose, Thing dans The Adams Family, extrait de la série télévisée sur ABC (1964)
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J'ai la dimension de ce que je vois
Dès le début de la lecture de ce texte ,une analogie s’est imposée à moi pour m’accompagner à travers les différents paragraphes qui le structurent.En effet ,intuitivement ,j’ai ressenti cette idée de résonance ,s’apparentant à la résonance électromagnétique ,qui confirme la poursuite de la lecture d’un livre choisi .Ce phénomène ,grâce aux oscillations produites, de plus en plus importantes,est à même de révéler l’essence de l’œuvre en cours de lecture .
Quelle surprise quand je suis arrivé à la phrase clé où le mot « résonance » est cité !