On dit qu’il y a des similitudes entre le rythme de la musique berbère et le rythme de la musique celtique. Je crois que c’est vrai. Pascal Quignard pense que la succession des sons transmet une histoire du fond des âges. Je le pense aussi – à ma façon. Je pense que le balancement du fétus suit un rythme joué par une armée d’ancêtres. Je pense que le balancier du corps des mères, cette façon de chalouper quand après le ravissement vient l’accomplissement, noue avec le corps, dans son corps, avec ce petit corps qui éclot sous une étrange lueur aveugle à la vie dehors, un corps soudain indifférent à tout sauf à ce qui se passe en-dedans – dans un mouvement de retrait au monde mais conscient du monde – quelque chose de particulier, qui rend toute sensation, toute sonorité, même la plus petite brindille craquée aussi vivante qu’un arbre aux moignons tronçonnés. Quelle mère n’a pas connu cette sensibilité à fleur de tambour les premiers mois ? Ce nez qui soudain étale son nuancier des cent vingt parfums d’un printemps grandissant. Ce nez qui décrit minutieusement un trajet depuis une terre asséchée à une terre où percute une lourde pivoine échevelée. Ce nez qui fend une aube blanche puis s’installe à nouveau sur sa tour de guet. Ce nez qui une nuit entière se blottit dans un gant d’hiver tel un thorax asphyxié – rejaillit au sommet d’un glacier. Ce nez qui laboure l’air même quand un brasier nous arrache la plante de pieds, puis soudain bondit entre deux haies et plonge dans une écume de mer.
Quelle mère n’a pas emporté dans ses songes les parfums du monde entier qui expirent à ses pieds ? Comme offert au petit être dedans, comme lui disant : Vois ce que tu prendras à la terre quand la terre te prendra. Parce que la terre prend. La vie donnée est aussi la vie retirée. Et ça quoi que les affiches nous disent, quoi que les hormones nous dictent, personne ne pourra y changer.
Rien à rajouter.
De plus ou de moins qu’un aller-retour.
Le mouvement est une tête chercheuse ; depuis le point de départ il lui faut arriver quelque part, et rien de plus que les sens dressés aux quatre points cardinaux ne vous sera proposé. La création artistique et l’enfantement : deux histoires qui s’élancent dans un même mouvement ? Oui probablement. Les deux dans un élan identique offrent la vie la mort sur un même plateau. L’aller-retour terre et ciel d’un même éclair. La lumière et les ténèbres pour la mythologie – retourner chez Dante pour approfondir la question. Et lire tous ceux qui s’en sont abreuvés et ont créé des petits embryons dont nous nous abreuvons – Mandelstam et Woolf pour commencer.
Jusqu’au jour où le petit être se blottit.
« I will comfort you
I'll take your part »
Simon & Garfunkel - Bridge Over Troubled Water
Le ravissement vous saisit et l’instinct mammifère puise. Là. Ici. Tout ce qu’il faut pour effectuer l’aller-retour. Les gestes soudain rappelés en pagaille, tamisés par les mains qui caressent, les seins qui nourrissent. La voix qui chérit. Les yeux bien sûr à travers ce petit corps, flattent l’ego soudain mis sous la lumière du flux continu. Le corps puise au fond des âges l’unique geste délié par la musique qui avale le temps. La musique c’est certain, la voix de l’enfant, le cri qui relance le mouvement, les lèvres comme de minuscules pétales de roses, les pieds qui battent la mesure, l’œil qui fait entendre la pluie derrière la brume, l’oreille qui boit ce qui ravit. Quelque chose surgit, depuis cette mémoire installée dans le mouvement des hanches à tout jamais, se déverse dans le toucher. Par le toucher – comme dans l’acte de lecture. Ressurgit à chaque enfantement. Les mères portent leur progéniture et indéfiniment transportent cette musique qu’on le veuille ou non. Sinon comment expliquer cet arrachement quand une mère disparaît ? Comment expliquer cette incapacité à écrire à nouveau ? Comment expliquer que c’est dans l’acte d’écriture que la vie reprend son éternel balancier, son don d’une main qu’elle retire de l’autre. Comment expliquer que la musique du monde dans la rue devient à nouveau audible, que Bach peut égrener ses notes alors que juste avant le corps disait non ?
Quand mon grand-père kabyle était venu nous voir dans nos années new-yorkaises, il n’avait cessé de rire. Son visage, ses yeux bleus d’une bonté sans fond se plissaient tant il riait. Il répétait : mais ils sont fous ces Américains, et il riait ! C’est étrange avait-il dit, comment peut-on vivre dans des tours aussi hautes, marcher aussi vite et oublier jusqu’à l’odeur de la terre. Ils sont fous ces Américains ! Lui furetait partout. Toujours. Le nez collé au sol, les doigts rugueux. La terre creusée d’où ses lutins s’échappaient. Conteur infatigable, il avait toujours une histoire extraordinaire à raconter surgie de je ne sais où. Et suspendue à l’entrée de sa maison, la « fille de l’air ». La gardienne du temple le fascinait par son existence hors terre. Une tête échevelée, comme un penseur hirsute. Le penseur de Rodin, version africaine. Le penseur de Rodin coiffé par un sirocco. Plus velouté qu’une statue de pierre, avec des pointes qui se dressent vigoureusement, mais l’extrémité fine, comme un cheveu hirsute ramolli par une brise marine.
Aujourd’hui, en lisant le Journal irlandais de Heinrich Böll – une des nombreuses découvertes fantastiques faites sur Twitter grâce à l’amie Claudine Chapuis –, j’y pense à la « fille de l’air ». Quel rapport avec l’Irlande ? Le rapport à la terre, la liberté et l’attachement dans l’arrachement. L’attachement dans l’arrachement. C’est dans cet ordre, me semble-t-il, que les choses se présentent. Et comme dans le royaume de mon grand-père, l’histoire immémoriale. Quignard encore. Il y a comme un refuge chez Heinrich Böll, comme une écuelle qui recueille les turbulences d’une imagination inquiète et dresse un pont avec la lignée qui nous précède. Avec une conscience au monde, avec une sensibilité à la vie arrachée au monde qui expire. Epris d’histoire, mon grand-père lisait absolument tout ce qui racontait la guerre. Tout. Mais physiquement et mentalement, il semblait sortir d’un livre feel-good…Il contait des histoires de lutins, jardinait, et trimbalait partout sa bonté et son visage d’ange aux yeux bleus. Je retrouve étrangement les mêmes sensations auprès de Heinrich Böll qu’aux côtés de mon grand-père. Curieux comme par un réseau d’associations d’idées, ces souvenirs ont rejoint les turbulences traversées par Heinrich Böll, dans ce livre où chaque élément évoque l’universel : notre condition d’être dans le chaos du monde bouillonnant.
Donc la musique celtique et la musique kabyle ont quelque chose en commun. Dans le rythme, c’est certain. On se blottit dans le Journal irlandais de Heinrich Böll mais pas comme dans un cocon, plutôt comme on avalerait une goutte de café serré après s’être réveillé d’une nuit passée à égrener les tragédies du monde. Comme on se blottirait dans les bras d’un grand-père conteur au milieu d’un enclos hostile. Le rapport nomade à la terre, c’est certain. Une vie traditionnellement ascétique aussi. Tout bien sûr pousse à penser que quelle que soit la culture qui nous enfante, quel que soit le pays qui nous voit naître, il y a des fondamentaux qui ne varient pas. Un rapport à la terre, à la vie arrachée. Nous restons dans l’ensemble tributaires d’un même corps, avec ses sens et un ongle qui parcourt une carte – où parfois se posent les plus beaux pieds du monde. Des croyances diverses mais les mêmes sens comme points cardinaux. Les mêmes atouts qui grandissent en même temps que le tragique quotidien nous restreint. La même conscience accrue de la finitude au milieu du même Chaos. Et la même joute ironique quand la parole atteint la tangente du supportable. Toujours le même geste qui sort de la petite monnaie du fond d’une poche élimée.
« When you're weary
Feeling small
When tears are in your eyes
I'll dry them all
I'm on your side »
Simon & Garfunkel - Bridge Over Troubled Water
Note :
Photo en illustration : mon Journal irlandais, le cultivateur des « filles de l'air », et un des crayons qui vient de l’héritage familial de Claudine Chapuis, généreusement offert après un échange sur Twitter (bouchon de gomme acheté récemment à NYC).
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Heinrich Böll et les « filles de l'air »
https://open.spotify.com/track/5tNFs62YOktQM29M4SDfsW?si=sK29VpGKRQ6rDITqUoPZPw
Belle ode en prose à la gestation et à la maternité suivie d’un bel et émouvant hommage à un extraordinaire grand père .