Fumer du crack avec Lovecraft
Un livre doit être une hache qui brise la mer gelée en nous.
― Franz Kafka, Lettre à Oskar Pollak
Il y eut un temps interminable de deuil à errer entre les souvenirs, deux piles de joyeuses paperasses à régler, lectures et articles inachevés. Puis un texte de Lovecraft tombé sous ma main à point nommé. Je me suis souvenue l’avoir souvent croisé chez les amoureux de récits noirs, d’horreur, de surnaturel, d’où mon hésitation à le lire. Puis après une pérégrination sur la toile, je me suis aperçue que ses textes de rêverie pure étaient chargés d’une symbolique dense, et c’est donc tout naturellement que j’ai amerri, ventre tendu, sur « L’étrange maison haute dans la brume » disponible partout en format numérique.
« Et ceux qui, des rochers, regardent vers l’océan, ne voient qu’une blancheur surnaturelle ; comme si le bord de la falaise était le bord du monde ; et comme si les cloches solennelles des balises tintaient dans un éther de féerie. »
Saisie dès les premières lignes d’une jouissance corporelle rare, j’ai pris conscience une fois de plus du pouvoir de l’imaginaire. Liquéfier les douleurs, redonner au corps son pouvoir de jouissance quand le souvenir même de la jouissance éprouvée est assourdi par nos muscles mentaux recroquevillés, traverser une juxtaposition d’images promptes à réactiver des sensations voluptueuses, enfouies. En transitant par un état de confusion. Oui la confusion poétique où des sentiments indistincts se mêlent : une étape obligatoire. Déplacer la pensée depuis un point de contusion par le mouvement. Cocon oh mon tendre cocon, je t’ai pourtant vénéré, mais la grande enfance dans sa composante la plus métamorphosante, ce n'est pas une enveloppe rassurante ni un nid douillet, mais aussi la période du trouble, de la confusion des sentiments et du chemin discontinu.
Ainsi, cette échappée s’est offerte à moi au moment même où cette vérité indiscutable, cette vérité certaine, la mort succède à la vie, est venue miner mon imaginaire, saper mes supports psychologiques, anéantir ma fonction même d’écrivain, de constructeur de récit, d’appareilleur de conscience.
Je me suis souvenue alors que l’univers des jeux de la jeune génération est fortement imbibé de Lovecraft. J’ai repensé au monde onirique de Miyazaki ou encore à Harry Potter, ce livre devenu grand classique, et me suis dit qu’inconsciemment, toute une génération a probablement appris à jongler entre signification symbolique et potentiel d’action à travers ces champs imaginaires. Aussi bien dans un manoir anglais que dans un monastère gothique. Ou encore au milieu d’une plaine brumeuse, avec des créatures aux pouvoirs multiples, dans des mises en scène très éloignées des fameux Game & Watch réalistes de ma génération. Et c’est ainsi que rêvassant, les yeux troublés par la nature jaillissante de mes rebords de fenêtres, j’ai imaginé le choc qu’éprouve cette génération de lecteurs quand ils font face à la littérature autobiographique si abondante en librairie, cette littérature qui tend à séparer le réel du possible dans un mouvement rétrograde. A se demander si toute cette littérature n’a pas participé pendant des décennies à entraver notre capacité d’adaptation au monde moderne et aidé à grossir le rang des inadaptés.
Cette jouissance éprouvée à portée de mots dans l’espace redessiné par Lovecraft m’a dit ce que je savais déjà : quand on n’est plus confronté qu’aux faits et rien que les faits, la vie se convertit en un chemin âpre et misérable. Cette question de l’intériorité secouée, de la sensibilité convoquée, déplacée d’un champ de représentation vers un autre, cette plongée dans un espace extérieur où l’intériorité se déploie depuis « le bord de la falaise » vers le bord d’un monde où se ramifie le champ des possibles, est évidemment une question qui m’occupe et en a occupé d’autres avant moi, Bachelard étant certainement celui qui a le plus œuvré dans la direction des espaces de l’intimité heureuse.
Décoller d’une réalité figée, associer au mouvement de la pensée un univers imaginaire, une spatialité non objective, viser un monde en expansion en transitant par un état de confusion poétique. Voilà ce dont j’avais précisément besoin ce jour-là. Pas d’un texte raisonneur, mais d’un texte qui déplace mon regard sur mon intériorité à la manière d’un romancier... La capacité d’adhérence à un récit est manifestement une de nos capacités en alerte quand notre santé mentale est en péril, ce n’est pas une légende. Comme l’ouïe sauve notre peau quand des dangers primitifs nous guettent depuis les temps anciens, comme la vue sauve, comme chacun de nos sens du plus primaire au plus sophistiqué, celui qui reçoit des représentations abstraites, nous extrait des situations les pires, même quand tout s’imbrique pour nous faire croire qu’aucun déplacement mental n’est possible. La confusion par le récit onirique, un univers mythique, une donnée anthropologique ? La question se pose… Entre sentir la terre trembler sous ses pieds et sentir sa santé mentale trembler, probablement existe-t-il une multitude de stratégies cognitives que l’être humain déploie pour traverser une vie.
Quand je songe aux photos du siècle dernier où l’on découvrait les vertus des bains de mer, la mer précautionneusement explorée, avec des tenues couvrantes, un pied puis l’autre, soulevant jupes et combinaisons, j’imagine assez bien ce que sera pour l’habitant du siècle prochain un bain de brume dans une forêt au pied d’une montagne. Plongé dans une atmosphère liquéfiée matinale, nu au milieu des fougères gorgées de la fonte des neiges de l’hiver passé, retrouvant sa condition humaine corporelle avec ses 2 m2 de peau, l’homme moderne réactivera sa sensibilité spatiale, stimulera sa perception charnelle. Il reviendra après cette immersion sensorielle à son environnement d’écrans tactiles commandés par la pulpe de ses doigts, les cheveux lourds, la peau souple, les muscles reposés, avec l’impression de s’être nettoyé des tourments de sa condition digitale. Il reliera son expérience cognitive et ses émotions au pied d’une montagne vertueuse, et se remémorera plus tard de ses sensations à flanc de rocher, foulant un tapis de brume. Cet homme revigoré dans cette escale brumeuse après avoir quitté sa maison connectée, son bus connecté, son travail connecté, découvrira les vertus d’un monde où ce sont ses sens qui découpent une image au milieu d’une nature touffue qu’aucun instrument ne contrôle, une nature dont il appréhende les contours, une nature qui orchestre dans un espace ascendant le cycle de l’eau sous ses yeux ébahis. Avant de se jeter à corps perdu dans l’histoire d’amour qu’il a scrupuleusement contournée…
Pendant ses années d’exil, Victor Hugo dans « La légende des siècles », juste après avoir précisé en préface « C'est de l'histoire écoutée aux portes de la légende » a convoqué Dante qui lui a rendu visite.
Et je sentis mes yeux se fermer comme si
Dans la brume, à chacun des cils de mes paupières
Une main invisible avait lié des pierres
Poussant la subjectivité jusqu’à ses limites, Michaux, lui, a nommé sa prose imaginaire d’« exorcisme par ruse »,
une réinvention que seul le pouvoir de l’imaginaire, et de la liberté qu’il sous-tend, serait à même de provoquer.
Rita des Roziers
Notes :
Traduction de H. P. Lovecraft par Paule Pérez
Traduction de Franz Kafka par Marthe Robert
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