Il y a exactement 10 ans, je quittais Londres en marchant à demi-pliée, appuyée sur une poussette, espérant rapidement arriver à Paris où un vrai médecin me sauverait. Une décision salutaire puisque sans ce voyage, je n’aurais pas eu le loisir d’être ici et de voir à travers un œil critique la présente situation. Cette date anniversaire systématiquement génère, il va sans dire, des maux de dos et autres désagréments, insomnies ponctuées par des écritures de textes compulsifs typiques d’un traumatisme difficile à éradiquer.
L’an passé j’ai fréquenté les couloirs de plusieurs hôpitaux français pour assister ma mère qui a depuis perdu la bataille contre le cancer, dans la lignée lourde d’un sombre héritage qui pèse sur la conscience de chaque membre de ma famille.
Cette même semaine « anniversaire », j’apprends que Charles III ne viendra pas. Et ce, juste après l’autre évènement majeur : la mort de sa vénérable mère Elisabeth II à l’âge de 96 ans alors que l’espérance de vie en Angleterre est de 82 ans, sans oublier son époux, lui, qui a quitté la scène à peine 2 mois avant de clôturer un joli happy siècle. Comme au moyen-âge où la reine Elisabeth I a vécu 44 ans, 4 mois et 7 jours alors que l’espérance de vie était de 32 ans.
Dans une sorte de communion avec leur peuple, les souverains britanniques se font soigner par le NHS, mais dans une section appelée pudiquement « aile privée », réservée aux gens de bien.
Pendant mon séjour dans les couloirs de Georges Pompidou où ma mère a été hospitalisée, j’ai rencontré des gens formidables, des gens d’une incroyable efficacité, qui travaillent avec une énergie indéfectible malgré des conditions terribles. Au Chelsea Hospital il y a 10 ans, j’ai rencontré des traine-savates au visage inhumain mais au langage lisse et calibré sur un protocole bien établi. Et quand j’ai dit qu’il fallait absolument que je m’allonge au plus vite, on m’a demandé de tomber dans les pommes en restant assise, comme tous les autres assis côte à côte dans le couloir, alors qu’une lignée de lits vides me faisaient de l’œil à travers une porte vitrée. Je ne devais pas faire trop de bruit surtout. Et je voyais dans leurs yeux une expression de mépris derrière un sourire courtois – Elle se croit en France ou quoi ?
Je n’en faisais d’ailleurs pas beaucoup, du bruit, dans l’état dans lequel je me trouvais. Mais un simple coup d’œil sur mon teint et mes tremblements compulsifs aurait dû leur faire comprendre qu’il fallait m’allonger et passer rapidement aux analyses. Je vous épargnerai la liste des symptômes qui auraient dû m’envoyer directement en salle d’opération pour espérer être encore en vie dans les heures qui suivent. A la deuxième tentative, quelques heures plus tard, mon hospitalisation au Chelsea Hospital a été tellement catastrophique et mon état tellement dégradé, mes hallucinations tellement inquiétantes, et l’anniversaire de ma fille si imminent (le lendemain), que j’ai décidé de lui offrir une mère en vie et traversé la Manche dans un état second, dopée à la codéine, en gardant dans un effort surhumain la tête haute pendant le passage de la police pour éviter la case assistance-formulaire-QCM digne d’un récit kafkaïen.
A Paris, même dans les moments les plus douloureux, même quand une unique infirmière avait en charge un couloir de 20 mètres de long, je n’ai rencontré que bonne volonté, que douceur et gentillesse. Mais j’ai aussi vu ma mère à 16 heures, à jeun depuis la veille, très affaiblie, ma mère pour qui on n’espérait plus grand-chose si ce n’est adoucir les derniers instants, sans beaucoup de réserve comme tout cancéreux en fin de vie, attendre de descendre pour une minuscule intervention, quémandant d’une voix à peine audible une goutte d’eau pour humidifier ses lèvres. Evidemment, je ne le lui disais rien, mais j’avais bien compris qu’on faisait passer ceux qui ont une chance de s’en sortir, et j’en ai vu des gens descendre avant elle, plus en forme, évidemment. Pendant qu’elle s’affaiblissait, et perdait petit à petit ses forces déjà très proches de zéro.
Quand j’ai eu besoin de services hospitaliers en France, je n’ai rencontré que des gens formidables. Le jour de la remise de mon manuscrit de thèse, harassée par l’effort final, j’ai glissé et suis tombée sous les roues d’un autobus en sortant en courant de chez Joseph Gibert. Le bus a alors démarré et a roulé sur mes jambes. Là encore une équipe formidable m’a prise en charge. Les pompiers n’ont pas perdu de temps, et j’ai pu garder une jambe pour laquelle on envisageait une amputation. Mon jeune âge aidant, j’ai retrouvé ma jambe quelques 6 mois plus tard grâce à une infirmière à Bichat qui m’a dit avec son rire permanent plein de soleil, qu’elle avait soigné des grands brûlés et que mes quelques blessures ne lui faisaient pas peur. Elle me rassurait avec ce récit tout en lavant mes plaies à vif à grandes eaux. C’est la même qui est venue me tenir la main, le jour où j’ai cru voir l’os de ma cheville saillir et ai pensé que c’était fini. J’avais alors 26 ans, un physique plutôt avantageux, et le désir évidemment de plaire encore. Si possible avec mes deux jambes. Aujourd’hui, je sais, pour avoir entendu bien des histoires misérables à Londres, qu’heureusement cet accident m’est arrivé à Paris et pas à Londres. Un de mes amis s’est fait proposer une amputation à Londres alors qu’il avait une simple phlébite.
Mais d’un séjour à l’autre en France, j’ai vu le fonctionnement de l’hôpital se dégrader progressivement.
Dans mes rêves les plus sombres je vois des bureaucrates rationaliser l’hôpital avec des feuilles Excel, ajustant des budgets et des ratios, pris du vertige du génie en action quand ils réalisent que moins on soigne, moins on dépense.
Et je vois venir le jour où nos infirmiers et médecins erreront comme des spectres dans les hôpitaux, démotivés, ayant troqué le serment d’Hippocrate contre un engagement d’orthodoxie comptable, distribuant généreusement les fausses assurances que tout va bien, et des cachets de paracétamol au compte-gouttes. Parce que voyez-vous, un sou est un sou. Comme ce que j’ai vécu à l’Hôpital de Chelsea à Londres.
J’en ai d’ailleurs goûté les prémices à l’étage des consultations avec ma mère à Georges Pompidou l’an passé. Son état s’est subitement dégradé et j’ai demandé au chef de service du 5ème étage de la réhospitaliser parce que depuis trois jours elle ne cessait de vomir. Il a répondu qu’il fallait repasser par la case Urgence, qu’il ne pouvait rien faire. Il m’a consacré 20 minutes pendant que ma mère s’acheminait gentiment vers une septicémie sans même descendre pendant ces 20 minutes la voir. 20 minutes pendant que moi j’insistais sur le risque de septicémie et lui tentait de me persuader que le protocole est le protocole. Qu’il n’y a rien à y faire. Ma mère ne tenait pas debout, était brûlante mais il fallait suivre le protocole. Quand un infirmier que j’ai agrippé dans le couloir a pris sa température, 40°C, ils ont enfin reconnu qu’une infection était probable et qu’il fallait la réhospitaliser tout de suite sans passer par l’attente interminable des urgences.
Toujours à Londres, il y a 10 ans donc, voyant que le Chelsea Hospital refusait de faire une échographie de mon abdomen gonflé (allez dans le privé, Madame), je suis allé en faire une dans un cabinet qu’on m’avait recommandé. Harley Street. Où j’ai déboursé 350 livres pour faire une échographie conduite par une Barbie parfaitement maquillée et coiffée. C’était une technicienne qui enregistrait des images au jugé pour les faire lire ensuite par un docteur … en Inde. Une mascarade.
En France, mes examens ont toujours été faits par un médecin qui regarde les images, décide d’explorer plus en détail un autre organe, fait une hypothèse, examine, confirme ou infirme, bref réalise ce que la Barbie et son sous-traitant indien peuvent faire en 10 allers-retours et autant de séances à 350 livres.
Pour éviter de vous faire revenir et d’avouer son incapacité à bien travailler, le médecin sous-traitant dira qu’il n’a rien vu, circulez, tout va bien. Il n’a rien vu car rien dans ce système pingre et dévoyé rien ne permet que l’examen soit bien fait.
A Londres, en contrepartie, j’ai eu le plaisir de remplir des questionnaires de satisfaction. Par exemple : êtes-vous satisfaite d’avoir été non-soignée par une femme plutôt qu’un homme ? Femme qui m’a palpé le bas du ventre à contre cœur puis avec un sourire gracieux m’a demandé de me rhabiller. Une échographie ? Puisqu’elle n'avait visiblement pas l’habitude de palper un patient, une échographie aurait été utile. Non, vous n'avez pas vraiment mal, en fait. Une échographie ? Mais non, vous pensez bien, non et non, n’insistez pas, il faut aller dans le privé : ici on ne fait de l’imagerie que si nécessaire…
Mais en France…
Vous n’êtes pas en France ici Madame.
En France, les bureaucrates s’activent, et les médecins, gardiens de la médecine et de l’engagement pour la santé des patients, ne pourront pas tenir bien longtemps.
Les médecins désertent les hôpitaux. Le rendez-vous y sont donnés 8 à 10 mois à l’avance. Des généralistes jettent l’éponge, limités qu’il sont à ne percevoir que 25€ par consultation, et jamais en carte s’il vous plaît car les frais bancaires sont un luxe exorbitant. 25€ alors que les prix de l’immobilier et les loyers qu’ils doivent payer ont augmenté de manière obscène.
A l’hôpital où ma mère a été hospitalisée, j’ai discuté avec une infirmière d’environ 55 ans l’an passé, devant une imprimante. Elle m’a dit qu’elle en était à sa seizième demande de logement social. Elle-même a un mari malade en arrêt de travail depuis des années. Toute la famille compte sur elle. Son fils a aussi des problèmes de santé. Et vivre à côté de son lieu de travail et éviter les 3 heures de trajets lui faciliterait la vie. D’autant plus qu’elle a des problèmes de circulation sanguine, les jambes très vites ankylosées. Des années de service, m’a-t-elle expliqué. Le dos complètement en bouille. A force de retourner les patients en fin de vie pour leur éviter des escarres.
Bref, une vie de labeur, sans même un logement social.
Non, pour les logements sociaux, il vaut mieux avoir des relations, grenouiller dans un parti politique, être député, être un homme politique ou fils de. Chacun aura une bonne raison d’en demander un.
Pour qui travailleront les médecins qui sont allés dans le privé ? Pour les gens aisés, voire pour de riches étrangers. Pour de riches chefs d’états étrangers qui mettent leur pays en coupe réglée, maintiennent leur peuple dans la misère pendant qu’ils peuvent s’offrir des soins modernes en France. Comment transformer la médecine française en receleuse du produit des pillages de pays par leurs chefs d’états.
Le modèle est tout trouvé : c’est le modèle britannique qui a avancé dans sa régression sociale en éclaireur.
Alors est-ce que les soulèvements actuels, ce ras-le-bol sur tous les autres sujets fera mesurer à notre gouvernement l’ampleur des dégâts ? La France n’a pas cette fascination pour l’argent que l’on trouve (trouvait ?) dans d’autres pays. La France n’a pas de fascination pour les têtes couronnées. Les Français ne se contentent pas de se plaindre mollement quand ils constatent que leur modèle social est en danger. Des gens ont défilé, se sont égosillés dans les rues. Des têtes ont roulé. L’aspiration à l’égalité n’est pas un simple maxime creuse gravée sur les pierres de nos écoles.
On ne peut aujourd’hui allumer un écran ou lire un article sans se prendre le mot « violence » en plein visage. Ce terme discordant ensanglanté par des années de violence graduelle, tacite, ce mot pensé par toute une doctrine de « douceur » et de « Think positive », ce mot englouti dans un inconscient individuel a rejoint aujourd’hui un conscient collectif qui déferle sous la forme concrète sans métaphore aucune de boule de feu. La Violence roule dans les rues, prend mille visages, et je suis convaincue que l’art de la nuance, tant déclamé et réclamé, va enfin restituer à cette nouvelle génération qui défile dans les rues son logos, cette génération qui elle aussi risque sa vie devant un exécutif violent : il suffit d’écouter les jeunes comme Ariane Anemoyannis s’exprimer en public pour le comprendre.
Avec les réseaux sociaux, la propagation à travers les pays de ces mouvements sociaux sera aussi rapide et liquide que le veut notre monde capitaliste.
Charles III ne viendra pas chez nous.
Notre révolte sociale ira chez lui.
Rita des Roziers
« Les blessures émotionnelles représentent le prix à payer pour être soi-même »
Haruki MURAKAMI ( Autoportrait de l’auteur en coureur de fond )