Cette année-là
On n'aura jamais vu à Paris autant de feuilles accrochées, fermes vigoureuses après cet été si inquiétant par sa longueur, l'automne sur une tige semblable à un livre dont le titre serait L’Inexorable. Époque curieuse apocalyptique qui nous rend aphones, disloqués, aplatis ; époque charriant en contrepoint ses images nostalgiques, tourne disques, affiches vintage, voix traînante, pluie d’images en noir et blanc : des touches de glamour à peine compréhensibles. Une affiche impressionniste dilue les contours d’une image en cours de fixation. Sabrer le flux avec la beauté, la beauté partout clamée affichée. Autre époque : je ne cesse de revoir des photos de ma mère récemment où je vois qu’elle était belle. Elle l’était c’est vrai. J’ai retrouvé une photo amusante où un Monsieur serre la main de mon père tout en fixant le visage de ma mère. Mais ma mère ne savait pas qu’elle était belle. Enfin dans aucune photo elle ne pose avec une de ses mimiques alanguies qui nous viennent de l’époque de starisation incroyable que nous venons de traverser. Parce que la beauté dit depuis toujours l’époque aussi, l’époque sur le plan ontologique. Elle a aussi un rôle relationnel. La beauté n’est pas qu’une marque déposée. Puis vendue, puisque tout finit par produire de l’argent. La beauté était peut-être moins clamée, moins consciente à cette époque où moins d’affiches glacées circulaient. La beauté avait quelque chose de plus naturel, de moins essentiel mais aussi de plus généreux, il me semble. Même la beauté n’était pas centrée sur le Moi-moi-moi avant cette époque formidable où le culte idolâtrique a engendré des monstres dorés.
Au milieu de cette beauté donc, les nouveaux médias charrient les damnés du monde jusqu’à nos portes dans un flux d’images ininterrompu où jamais la vie ne s’arrête. L’eau rouge des images devenues mirage à force de circuler. L’eau rouge et tous ces dépôts périphériques en grandes pelletées dans l’inconscient collectif nous sont servis par une armée de soldats tantôt pour le camp A tantôt pour le camp B. C’est la guerre. Un peu de beauté pour ne pas trop nous anéantir. Puis une image d’horreur. Même si notre étrange capacité à supporter l’horreur nous surprendra toujours. Même si assis sur nos chaises nous mesurons notre chance d’être dans un pays en paix, nous avons compris – pour qui avait encore un doute – que l’ancien monde écrit ses dernières lignes. Au prix de vies sacrifiées. Toujours sacrifier des vies.
Mais la beauté.
Certainement est-ce le plus étrange aujourd’hui : nos déplacements physiques et psychiques n’ont plus aucun rapport avec le déplacement des images. L’image a pris le pas sur le pas. Pas de raison : depuis le temps où la communication fait la loi, où la parole n’est libérée qu’avec les mots convenablement choisis, rattachés aux images convenablement choisies, autant aller jusqu’au bout de cette guerre qui ne dit pas son nom. Il faudra désormais écrire des livres qui commencent par :
« Cette année-là, les images de sang se détachaient à une vitesse normale, automnale diraient certains, les unes après les autres, elles descendaient de nos écrans, rampaient au sol, atteignaient nos corps jusque dans nos salles de bain. Puis après une douche bien chaude, nous nous roulions dans nos serviettes molletonnées. Paul et moi faisions l’amour devant la cheminée. C’était un automne comme un autre, les feuilles dehors luisaient, gouttaient une à une dans un chant de petits pois tombant. A la radio, il se disait que le G7 s’était réuni pour réguler le flot d’images, que sous la mer les câbles ne supportaient plus le flux. Les câbles s’étranglent, les poissons aussi ont les yeux rouges et enfin heureusement, la Russie a promis qu’elle enverrait moins d’espionnes dénudées à tout va en images, préférant envoyer de vraies femmes à la guerre pour rééquilibrer sa population : trop d’hommes tués. Pour une fois que l’égalité est assurée, les féministes se rebellent. »
La disponibilité d’esprit pour accueillir l’image extérieure n’est pas une question que l’on nous pose. Le flux est continu. Il est imposé. Même sur les places publiques. Une traversée de Times Square m’a encore morcelée l’an passé. Et c’est sans parler de la nouvelle mode pas vraiment encore installée en France où dans les restaurants, buvettes, supermarchés, vous avez affaire à un écran qui vous prend de l’argent contre un service tout en vous balançant un flot d’images publicitaires. L’argent entassé à l’extérieur en flux continu et l’image dans notre cerveau. Histoire sans fin. L’usage de la force encore et toujours. L’aliénation mentale, arme fatale, se déploie de manière elliptique. Plus personne pour l’arrêter. L’image encore et toujours. Cette force d’abord exercée par et pour l’argent, pour et par la passion de posséder, force répartie dans un maillage serré d’intérêts partagés, renchérie par les petits qui espèrent se faire une place, encouragée même par nos dirigeants ici puisque quand je vois une affiche Céline désormais, j’associe les éclopés de guerre à une sylphide en goguette. Force exercée par la soif de pouvoir, toujours plus et encore plus. De gigantesques entreprises se sont bâties grâce à la force de l’image. Publicis en est un bon exemple. L’image et le marketing – deux mots à la consonnance douce s’expulsant l’un l’autre comme les deux pôles négatifs de deux mondes indissociables.
Puis les corps en monticules et des enfants qui mendient.
L’argent lui a disparu.
L’image, elle, circule toutes valves déployées. L’humain en laisse, l’humain à la subjectivité anesthésiée accueille l’image. D’ailleurs cette perte de subjectivité est telle aujourd’hui que tout un chacun reporte un raisonnement d’une situation à l’autre, avec une confusion frôlant l’absurdité. Chacun reprend un slogan qui a fait ses preuves. D’audimat bien sûr. Les audimats sont énormes, partout, mais la subjectivité de chacun est éteinte. Société totalitaire ? Oui mais avec l’étiquette « démocratique ». Cette étiquette vintage couleur sépia.
On peut se demander que peut la littérature dans ce cas. Se plonger dans Dante, c’est ce que je fais depuis quelques jours : la dernière traduction de Danièle Robert est sublime, ardue et coulante à la fois, le feu dans la langue. Ecouter une belle voix raconter la Conférence des oiseaux, c’est aussi une possibilité. Penser à l’exil d’Alighieri, à cette œuvre monumentale que l’exil a engendré. Ces guerres incessantes de pouvoir et les mêmes souffrances, même humains se débattant avec leur conscience, avec le mal, la soif de pouvoir, les luttes assassines. Ou lire n’importe quel poète qui nous importe, un de ceux qui ont pris le pas depuis que le divin est sacrifié. Quelque part où les mots engendrent le feu dans l’esprit, où les images virevoltent par la seule force de notre esprit.
Le 8 novembre approchant – jour de décès de ma mère –, des photos ici et là me sont parvenues et j’ai remis de l’ordre dans mes archives, puis envoyé une photo d’elle qui s’est répandue à la vitesse d’un feu de forêt. Evidemment la situation politique étant explosive, ma photo qui parle d’un amour entre une juive et un musulman a raconté une histoire que tout le monde avait envie d’écouter. Bien sûr, il y a eu un réel coup de foudre entre ces deux, mais j’ai appris depuis que le scandale a été à la hauteur de leur amour. Mon arrière-grand-mère venant de la famille Cohen a été bannie de sa famille. Tout dans cette histoire était scandaleux. Ces verrous difficiles à déverrouiller. Il ne faut pas croire qu’un acte subversif ouvre la porte aux générations suivantes. Ce sujet est toujours tabou et le certificat de conversion de mon arrière-grand-mère est parait-il caché chez ma mère… Stupeur ! Personne n’a réussi à mettre la main dessus, preuve que rien n’est gagné même après trois générations.
J'ai écouté l’autre jour l’interview d'une écrivaine qui disait que la parole, l'oralité manque souvent aux hommes, moins aux femmes, que c’est un problème. C'est vrai. Mais en réalité nous, hommes et femmes ne parlons pas la même langue. Cela me paraît naturel aujourd’hui, moins quand j’étais plus jeune. En réalité, je pense même que c’est parce que nous ne parlons pas la même langue qu’une entente est possible. C’est des oppositions que l’amour dans une langue inventée s’affranchit. Si l’on rajoute encore une couche de différence, comme des cultures différentes, ce creuset se love dans un nid au tissage qui se réinvente sans cesse. Dans une relation d’amour, l’implicite est sans arrêt présent. La langue du réel absente. Et on se prouve davantage par les gestes ce qui échappe à la parole quand un interstice se présente. Mais le reste du temps, la matière opaque qui nous sépare, ces l’un l’autre se déploient à notre insu et surélèvent LunLautre. C’est toujours la même chose finalement, c’est cet appétit pour l’autre, l’autre à travers lequel nous nous déformons, cette partie de la littérature tellement travaillée par les différents mouvements modernistes et ensuite enterrée dans une littérature fidèle au mouvement financier et économique qui l’accompagne : Moi-moi-moi ou alors pire à mes yeux, regardez mes figures de style, mes galipettes, mon ventre distendu devant cette phrase à laquelle ne manque que la tête, enfin non la queue, puis un pied, la voici à nouveau toute entière, je vous ai bien eus ? Pied bot accouche d’un pied bot…
Ceux qui me lisent savent l’importance que j’accorde au non-dit, à l’implicite dans la littérature. Un livre doit pouvoir être lu et relu avec différentes interprétations. J’ai mis la main récemment sur des coupures de journaux qui parlent du mariage de mes parents. J’ai été frappée par l’opposition des mots « modernité » et « tradition ». En l’occurrence, un article disait que le champagne était servi dans le jardin, à l’extérieur, pendant que la musique traditionnelle charmait les oreilles des invités à l’intérieur. Mais à aucun moment le mot « champagne » n’est prononcé dans le Maroc des années 70. Le mot « charmer », oui. Certes je sais ce qu’il en est, mais c’est surtout les oppositions dans la phrase, la géographie des lieux, les allitérations, qui m’ont restitué une histoire. Un texte ne change pas mais l’interprétation qu’on en fait change d’une personne à l’autre. J’ai encore pensé au non-dit, important pour ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas savoir, et ceux qui savent. Le non-dit pour suggérer ce qui se dira, mais ne peut encore être pensé, à peine susurré dans le souffle d’une allitération. Ce qui peut être imaginé, voire à peine effleuré avant que l’idée ne se forme, familière elle le deviendra. La vitesse à laquelle arrive une image, l’acceptation, l’évolution d’une idée, des mentalités, tout ce travail fait partie du travail d’un écrivain, puisque lui-même n’accède pas à la vérité qu’il convoite de manière immédiate, mais après bien des peines. J’ai pensé évidemment à notre chère Woolf qui a vécu le monde en transition d’après-guerre du siècle dernier. Le non-dit est prédominant chez elle. Une gymnastique de l’esprit. L’implicite est virevoltant chez Woolf.
Constituer d’autres scènes périphériques à partir d’un texte, construire sa propre imagerie d’un monde en devenir, former son esprit critique, évoluer vers un autre équilibre social. Les mentalités changent mais le texte lui reste figé. C’est ce qui assure la pérennité à certains textes. Et c’est pour ça qu’un pan de la littérature du réel me laisse perplexe. Surtout quand on songe à cette béance entre les images relayées et l’impossibilité de chacun à se créer ses propres images. Si on pouvait me prouver que cette littérature participe à réduire les écarts sociaux, à la limite, je pourrais revoir mon jugement, mais ce ne semble pas être le cas.
« Ils écrivaient, ils parlaient encore, et nous, nous voyions des ambulances et des mourants. (…) Nous nous trouvâmes soudain épouvantablement seuls – et c’est tout seuls qu’il nous fallait nous tirer d’affaire » Erich Maria Remarque
Je me disais en notant ce passage l’autre jour pendant que j’aidais ma fille à travailler sur ce texte que c’est ce genre de livres écrit avec la guerre d’aujourd’hui, la subjectivité sacrifiée, qu’il faudrait inventer. Cette guerre défile dans le fleuve rouge de nos RS, sur les murs du métro, sur les façades d’immeubles, entre les pages des magazines. Les petits soldats du capitalisme sont les gens qui par habitude ont été privés de leur liberté. L’interruption brutale avec la pandémie a rebattu les cartes bien sûr. L’habitude, l’aliénation, ces moteurs indispensables à la bonne circulation de l’argent entre aliénés et ogres insatiables ont été brutalement interrompus. Mais les habitudes s’installent à nouveau. N’en doutons pas, les professionnels du marketing ont toujours un tour dans leur sac. Ce livre marquant d’Erich Maria Remarque qui a été brûlé pendant les autodafés quand Hitler est arrivé au pouvoir, a certes un contenu sanglant d’une guerre que l’on a pas connue, mais pour autant, il marque en dévoilant cet écart entre ce qui est dit et non-dit, le chemin qu’emprunte une image avant de nous faire frémir d’horreur. Il interpelle alors que des images d’horreur défilent sans fin et finissent par désensibiliser chacun. Ceux qui nous envoient au bûcher avec leurs images incessantes. Ce lien entre les images reçues, et la formation d’images par nos propres moyens cognitifs bloquées par une littérature où l’implicite n’est jamais encouragé, cette littérature où un récit unique dans l’air du temps accompagne tous les textes, et où seuls ceux qui sont promis à un succès immédiat sont lancés dans la rampe. Cette littérature où le lecteur n’est plus capable d’enfanter une image et de sentir son corps vibrer sous l’assaut de ce surgissement qui frappe son esprit, cette capacité cognitive qui le relie à une conscience sensible. Cette littérature où on nous brandit de petits slogans pacificateurs d’une main, pendant qu’on aliène de l’autre. Renverser le réel insupportable aujourd’hui c’est peut-être passer du global au local. Voir ce qui se passe sous nos yeux dans un environnement immédiat. Ce réel qui se déploie en long et en hauteur. Dans les affiches. Partout. Le non-dit aujourd’hui se situe derrière ces images dévorant l’horizon, les gros qui se gavent toujours et encore avec des messages pacifistes, toujours se nichant là où la pensée immédiate est étouffée par des slogans soporifiques, toujours réduisant la voix en nous qui guide vers l’action, c’est-à-dire le scandale possible : toujours réduisant l’Action à Rien. Ou presque : une montagne de petits gestes réduits en cendres, balayés sous un tapis si vaste aujourd’hui que l’on en distingue plus le périmètre à moins de se trouver sur le bord. Or le bord est de plus en plus occupé par des gens comme vous, moi. Des individus qui ne veulent plus répondre à l’injonction capitaliste. Des gens qui savent qu’en faisant un simple pas de côté, ils créent une nouvelle géographie mentale.
« Nous comprenions très bien qu’un facteur galonné pût avoir plus de droits sur nous qu’autrefois nos parents, nos éducateurs et tous les génies de la culture, depuis Platon jusqu’à Goethe. » Erich Maria Remarque
Il va sans dire qu’écrire en n’ignorant pas que l’implicite existe est une vraie mine pour l’écrivain aussi. Par une gymnastique qui devient presque naturelle, les idées se poursuivent, se chassent, se dévoilent, les idées bouillonnent en permanence. Innombrables idées et textes disjoints. Minuscule histoire qui éclot alors que l’on ouvrait la porte à une autre. L’implicite n’est jamais circonscrit, et ce jeu de portes ouverte, fermée, visible, invisible, élargit le champ de l’écriture à une ribambelle de textes qui se font miroirs, se parlent, élaborent leur plan d’action dans leur coin, pendant que l’esprit vagabonde dans une autre pièce. C’est un espace de plus en plus large avec sa multitude de chambres à coucher desservies par un couloir circulaire comme dans un hôtel tournant autour d’un puit de lumière.
Note :
Erich Maria Remarque : extrait de “A l’ouest rien de nouveau”, traduction Alzir Hella et Olivier Bournac.
Photo en illustration : photo prise au Musée national d’histoire naturelle en octobre 2023. Fac-similés de la traduction de “L’origine des espèces” de Darwin et photo de la salle des espèces menacées en voie de disparition.
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